L'INDOCHINE ET LE COUP DE FORCE JAPONAIS


Andrée DAVID


Louis DAVID, le père d'Andrée, était fonctionnaire dans la Garde indochinoise où les mutations étaient très fréquentes. Entre 1933 et 1936, il a été successivement affecté, en tant que garde principal, à Kien An, Yen Bay, Bao Ha, Lao Kay et Yen Son, dans la province de Bac Ninh, puis, après un congé en France, à Son Tay et Chiné, cette dernière étant dans la province de Ha Nam. Après son admission en tant qu'inspecteur, Louis DAVID est affecté à Son-La, puis, après sa démobilisation en 1940, à Thai Binh, Hanoï, Thai Nguyen et de nouveau Lao-Kay. Andrée DAVID nous raconte comment elle a vécu le coup de force japonais, alors qu'elle était à Lao Kay.

Aux confins de la haute région Tonkinoise et du Yunnan, Lao Kay, ville frontière au confluent du Fleuve Rouge et de la Nam Ty, faisait face à la bourgade chinoise de Ho Keou, dont elle n’était séparée que par un pont détruit sur lequel passait avant-guerre la ligne du chemin de fer du Yunnan. La Chine était si proche que l’on entendait, plusieurs fois par jour, les aigres sonneries des trompettes des forts chinois. Le long de la Nam Ty, la rue des Caravanes était surplombée par une croupe montagneuse à trois niveaux, sur le premier desquels s’élevaient la Résidence et la brigade de Garde indochinoise, puis le terrain de manœuvres et, enfin, le fort dit « Point A’ ».

Début mars, d’importants mouvements de troupes japonaises avaient été signalés dans le secteur. Plus de 1 800 hommes étaient arrivés en renfort des quelques gendarmes japonais que l’on voyait d’ordinaire et qui occupaient une partie de l’immeuble de la Sûreté.

L’attaque se déclencha vers 22 heures, dans la nuit du 9 au 10 mars. M. VALÉANI, le résident, vint nous chercher pour nous conduire dans l’abri de la Résidence (le nôtre était situé à l’extérieur de notre jardin et nous risquions d'être abattus en essayant d'y aller). Nous franchîmes donc en courant les quelques mètres qui séparaient notre maison de l’abri de la Résidence, pendant qu’autour de nous les balles ricochaient sur le gravier du jardin.

Nous fûmes rejoints dans cet abri par M. DELMAS, contrôleur de la Sûreté, et son adjoint, J. de MASSIAC, accompagné de sa jeune femme enceinte et de leur bébé : ils avaient gravi sous la fusillade les quelques 200 mètres qui séparaient la Sûreté de la Résidence. Pendant deux heures, ils brûlèrent les archives de la Sûreté qu’ils avaient réussi à emporter et qui ne devaient en aucun cas tomber aux mains des Japonais.

Vers 2 h 30, la canonnade se calma. Le silence se fit, le point A’ avait été investi par les Japonais.

Au lever du jour, les Japonais emmenèrent M. DELMAS et mon père, l'inspecteur Louis DAVID, commandant la brigade de Garde indochinoise. Nous ne devions les revoir que vers 10 heures, escortés par une section de Japonais en tenue de combat. Ils avaient été conduits dans les défenses extérieures du point A’ pour assister au bombardement du second fort français situé sur l’autre rive du Fleuve Rouge, à Coc Leu, également face à la Chine.

M. VALÉANI fut alors convoqué par le commandant des forces japonaises et se vit ordonner de se rendre à Coc Leu pour obtenir la reddition du fort.

Pendant ce temps, des soldats japonais se posèrent face à nous, un fusil mitrailleur en batterie, le servant prêt à tirer. Nous étions là, alignés contre le mur de la cuisine de la Résidence, une dizaine de femmes et d’enfants français : Mme VALÉANI et ses enfants, Mme de MASSIAC et son bébé, Mme HUS, la femme de l’administrateur adjoint, une jeune femme vietnamienne mariée à un gendarme dont j’ai oublié le nom et son bébé, une jeune fille de Chapa, ma mère, ma sœur et moi-même. Et pendant le reste de la matinée, nous attendîmes le retour de M. VALÉANI.

Il revint en disant que le chef de bataillon Alfred LAJOIX n’avait pas l’intention de se rendre : la garnison du fort avait pris la brousse, il ne restait dans le fort que le chef de bataillon, le médecin-capitaine Jean-Louis ROBERT, le lieutenant Robert FRÉQUELIN, ainsi qu’un ou deux sous-officiers et ils avaient l’intention de faire sauter le fort avec les munitions qui s’y trouvaient.

Lorsque le commandant japonais fut informé de la décision du commandant LAJOIX, il déclara à M. VALÉANI que, dans ce cas, il allait faire fusiller les otages civils et les 60 militaires faits prisonniers dans le point A’.

Ce à quoi M. VALÉANI eut la présence d’esprit de répondre que c’était contraire aux lois de la guerre. Nous avons eu de la chance ce jour là : ce commandant japonais était moins fanatique et moins sanguinaire que ses pairs de Langson. Il est également permis de penser que les pertes, assez lourdes, subies par les Japonais pour prendre le point A’, sous le feu de ses défenseurs et des batteries du fort de Coc Leu, étaient aussi entrées en ligne de compte. Toujours est-il qu’il donna une heure à M. VALÉANI pour revenir avec le commandant LAJOIX. Celui-ci, informé des conséquences que devait entraîner un baroud d’honneur, revint en disant « pour les femmes et les enfants, je me rends ».

Le peloton qui nous gardait en otages replia alors les pieds de son fusil mitrailleur et se retira. Pendant les quatre jours qui suivirent, nous fûmes prisonniers dans nos maisons sous la garde de soldats japonais. Nous en profitâmes pour brûler tous les codes, archives de la Résidence et de la Garde indochinoise, ainsi que les drapeaux. Les circonstances et la disposition des lieux ont ainsi permis, à Lao Kay, la destruction des archives de la Résidence, de la Sûreté et de la Garde indochinoise.

Le 14 mars, on vint nous prévenir que nous partions pour Hanoï à pied, ce qui signifiait environ 300 km en pleine forêt, le long de la voie ferrée qui était le seul lien avec la capitale. Inutile de dire que nous ne prîmes que le strict minimum : un peu de pharmacie et quelques menus objets, il était inutile de se charger dans une telle perspective. Mais 300 m plus bas, des wagons de 4e classe nous attendaient en gare. Des instructions avaient donc été données pour que nous abandonnions tout dans nos maisons.

Nous fûmes transportés 3 km plus loin à Pho Moï, le dépôt des machines de la compagnie des chemins de fer du Yunnan, où nous fûmes regroupés avec les militaires prisonniers, le contrôleur des douanes, sa femme et son adjoint, M. ETTORI qui avait été livré aux Safangs (des Chinois à la solde des Japonais) et qui l’avaient assez malmené. Nous fûmes répartis dans les quatre villas des employés de la compagnie du Yunnan qui, en trois jours, avaient été complètement pillées. Nous devions séjourner là pendant trois semaines : une quarantaine de civils, dont douze enfants de moins de trois ans, et une soixantaine de militaires.

Les jours passèrent au rythme des alertes aériennes qui avaient reprises. En effet, entre le 9 et le 14 mars, malgré les appels à l’aide lancés, aucun avion américain ne s’était montré. Plusieurs fois par jour, nos geôliers escortés de chiens procédaient à des appels, suivi de contre-appels quand il manquait un kodomo (enfant en bas âge) parce qu'il dormait et que sa mère ne l’avait pas sorti pour l’appel.

Nous devions payer les Japonais pour manger car, disaient-ils, l’armée japonaise n’avait pas de quoi nourrir les prisonniers. Des marchands ambulants vietnamiens rôdaient autour du camp pour nous vendre quelques ben chùng, au risque d'être battus par les Japonais.

Au bout d'une quinzaine de jours, nous vîmes défiler le long du jardin une cohorte de soldats japonais en piteux état. Ils avaient dû être accrochés dans la brousse par les militaires qui avaient réussi à quitter le fort de Coc Leu. Ils nous lançaient des regards peu aimables en faisant signe de nous couper le cou. Quelques jours plus tard encore, nous vîmes arriver dans le camp quelques militaires français qui avaient été capturés dans la brousse, mais dans le secteur opposé à Coc Leu. Traqués par les Safangs, ils avaient dû porter dans des sacs les têtes de certains de leurs camarades décapités pour l’exemple.

Début avril, tous les civils furent chargés dans un train à destination de Hanoï où nous arrivâmes après deux nuits d’un voyage assez pénible. Les trains ne roulaient pas le jour en raison des mitraillages de l’aviation américaine. Pendant une journée, nous fûmes entassés dans une salle de la gare de Vietri. Malgré quelques difficultés, nous pûmes échanger quelques paroles avec de jeunes françaises, camarades de lycée, qui nous dirent que de durs combats s’étaient livrés à Vietri.

En arrivant à Hanoï au petit matin, des camions militaires japonais nous attendaient en gare. Il était manifeste que notre escorte ne savait que faire de nous et, pendant plus d’une heure, les camions ont circulé dans une ville qui nous paraissait normale. Nos gardiens finirent par nous faire débarquer sur le trottoir face au théâtre, devant le garage BOILLOT. Le remue-ménage de ce débarquement réveilla Mme BOILLOT et sa famille qui ouvrirent leurs fenêtres et, en entendant que nous étions les Français arrivant de Lao Kay, nous firent tous entrer dans le hall d’exposition du garage en disant : « Ne restez pas dehors, vous allez vous faire massacrer ! ». À cette époque, Hanoï était en effet sous le régime du couvre-feu institué par l’armée japonaise. Dans le courant de la matinée, un civil japonais vint enfin donner des instructions à notre escorte et nous déclara que nous étions libres.

En conclusion, comparativement aux autres provinces frontières, nous avons eu beaucoup de chance. Nous avons, certes, servi d’otages, été prisonniers et complètement pillés, mais à aucun moment les femmes et les enfants n’ont été séparés des hommes et les Japonais n’ont commis contre nous aucune violence quelle qu'elle soit.