L'INDOCHINE ET LE COUP DE FORCE JAPONAIS DU 9 MARS 1945


LA PAGE DE JEANNINE MAILLOT

Le récit suivant de Mme Jeannine MAILLOT complète le rapport fait par son père, l'adjudant-chef MAILLOT, concernant les combats qui se sont déroulés aux alentours de la prison militaire de la Citadelle d'Hanoï (cf. le rapport de l'adjudant-chef MAILLOT).

Ce texte est initialement paru sur le site internet du Comité de Coordination des Associations d'Anciens Combattants et des Victimes de Guerre de Marseille et des Bouches du Rhône (http://www.veterans.fr) sous le titre « Citadelle de Hanoi, le 9 Mars 1945 vécu par une petite fille de 12 ans ».


Photo, datant de 1939, des enfants de la famille MAILLOT prise dans l'enceinte de la prison. Jeannine es au premier rang, elle a alors six ans. La petite fille qui est dans les bras de sa sœur aînée est décédée un an après, à l'âge de 21 mois.

A droite de la photo se trouve l’entrée de la prison. Derrière le mur avec les meurtières se trouve l’impasse Maréchal Joffre : en prenant à droite on va au 4ème RAC, par la gauche on aboutit dans la rue Maréchal Joffre.


Mon père, l'adjudant-chef MAILLOT était surveillant principal de la prison militaire de Hanoi, Impasse Maréchal Joffre. Il avait un logement de fonction où il habitait avec ma mère et leurs six enfants (trois garçons et trois filles) âgés de 19 à 11 ans. 

Les écoles de Hanoi étaient fermées. Nous allions en classe un jour sur deux à Ha Dong. Le tramway nous emmenait dans cette école construite en paillote. Le 9 mars nous n'avions pas pu nous rendre à l'école, car le portail était bloqué par un canon qui avait dû être installé, par des artilleurs Français, dans la nuit du 8 mars. 

Il était environ 20 heures, quand nous avons entendu des rafales. Mon père était déjà couché, car la veille, toute la citadelle était en alerte et n'avait pas dormi de la nuit. Mes frères et moi étions aussi couchés, parce que le lendemain nous avions classe et il fallait se lever de bonne heure pour aller à l'école à Ha Dong. 

Mon père s'est levé précipitamment et a endossé sa tenue par dessus son pyjama. Il nous a demandé de l'attendre dans la chambre de mes frères et partit pour s'occuper des prisonniers. Au bout d'un moment, il revint et dit à maman : « Je ne peux pas m'occuper de vous, pars avec les enfants et vas à l'infirmerie du 4ème RAC ». Heureusement que la barrière qui séparait le 4ème RAC de la prison était enlevée. Nous n'avions pas d'autre issue, car devant le portail de la prison il y avait le canon 75.

Maman partit dans la nuit noire, sous les balles, avec ses six enfants. Nous nous dirigeâmes vers l'infirmerie qui, évidemment, était fermée. Elle nous fit mettre contre le mur pour nous protéger. Maman entendant des bruits de pas demanda à ce militaire où devrions-nous aller ? Bien que débordé, il nous accompagna dans une tranchée couverte qui n’était pas très loin du grand portail donnant sur le boulevard Carnot, qui menait à l'église des Martyrs. Cette entrée était défendue par un canon 75 et des mitrailleuses.

Nous étions tous les sept dans la tranchée à l'entrée de laquelle se trouvaient des soldats armés. Ils étaient admiratifs devant le calme qui était le nôtre (pas un cri, pas de pleurs). Chaque fois que le canon tirait, il faisait tellement de bruit que cela nous brisait les oreilles et nous nous les bouchions en mettant nos mains dessus. Un soldat nous a expliqué qu'il ne fallait pas le faire parce que cela nous abîmerait les tympans. 

Le combat faisait rage. Dans un moment d'accalmie aux environs de minuit, un soldat dit à maman : « Ici, vous n'êtes pas en sécurité. Si le canon s'enraye, les Japonais envahiront le secteur et massacreront tout sur leur passage. Je vais vous emmener à l'infirmerie du 9ème RIC, là vous serez protégés par la Croix-Rouge ». 

Avant de quitter la tranchée, il nous expliqua que pour traverser l'espace qui était à découvert, il fallait se mettre en file indienne, le bâtiment atteint, chacun devait se mettre derrière une arcade et n'avancer qu'à son signal 

A la sortie de l’abri, un spectacle magnifique nous attendait. Dans la nuit noire, nous avons vu jaillir des boules de feu, le ciel était zébré de traces lumineuses. Nous étions conscients que ce spectacle était un spectacle de mort. Nous suivîmes les conseils du militaire et après plusieurs arrêts, sans incident, nous atteignîmes le bâtiment et avançames avec précaution en nous mettant chaque fois derrière une arcade. Nous étions presque arrivés à l'infirmerie quand le soldat nous fit signe de nous arrêter. Il dit à maman : « Attendez-moi, il se passe quelque chose d'anormal, je vais voir ». Il revint et nous dit : « Demi-tour, il attaquent l'infirmerie ». Nous refîmes le trajet à l’envers. Nous attendîmes la fin de la tragédie dans cette tranchée. 

Nous étions sans nouvelle de papa, quand vers le matin, nous le vîmes arriver à notre grand soulagement. Son uniforme était taché de sang. Devant nos visages inquiets, il nous rassura en disant : « J'ai mis à l'abri un blessé grave, c'est son sang ». Ce blessé nous le connaissions, c'était l'adjudant-chef LE DREN. Hélas ! il est mort de ses blessures peu de temps après son arrivée à l’infirmerie. Papa est parti rapidement reprendre le combat. Son chef, un commandant n'ayant pu rejoindre la citadelle, il a dû le remplacer et prendre le commandement que devait assurer cet officier. 

Ne pouvant être approvisionnés en munitions (les Japonais avaient attaqué toutes les garnisons de l'Indochine, le même jour à la même heure, impossible de compter sur les renforts), la situation se dégradait d'heure en heure malgré le combat farouche mené par nos courageux soldats. Vers 10 heures du matin, l'ordre d'ouvrir l'Intendance fut donné. Un des soldats qui étaient près de la tranchée nous apporta une grosse boîte de biscuits. Maman nous en donna. Je pris le papier transparent qui recouvrait les biscuits en cas de besoin et le mis dans la poche de mon manteau que j'avais mis par dessus mon pyjama, car au mois de mars, il fait encore froid au Tonkin. 

Vers les 16 heures, nous entendîmes la sonnerie du cessez-le-feu. Les militaires refusaient de se rendre et voulaient continuer à se battre au corps à corps. Ma sœur aînée qui avait 19 ans leur disait : « Non pas ça ». Des gradés vinrent, parlèrent avec les soldats et nous sortîmes tous de la tranchée. Quel spectacle de désolation ! Tout brûlait et le sol était jonché de morts. 

Sur une place du 4ème RAC se trouvait un véhicule blindé en état de marche ; un militaire sortit son pistolet, tira dans le réservoir d'essence en criant : « Celui là, ils ne l'auront pas ». Le véhicule s'est embrasé, une fumée noire s'en dégageait. Tous les militaires autour de nous brisaient leurs fusils. Nous eûmes la surprise de voir un prisonnier, M. BERGER, que nous connaissions bien se mettre à genoux devant maman en pleurant et lui dire : « Pardon madame MAILLOT, même blessés on n'a pas pu les empêcher de rentrer ». Il avait un gros pansement à la main.

Après l’arrivée des troupes Japonaises, on nous fit mettre en rang, les bras en l’air. Je n'aurais jamais cru qu'il soit si pénible de rester dans cette position. Lorsque nous voulions simplement croiser les doigts et poser les mains sur nos têtes, il y avait une sentinelle agressive qui nous donnait un léger coup de baïonnette en faisant signe de lever les bras. Nous étions en fin de file et marchions lentement, pendant un temps qui me parut interminable.

Le spectacle était lamentable et effrayant. Le trajet que nous suivions était jonché de cadavres de militaires français (dont les corps étaient affreusement mutilés). Pendant que nous attendions, les Japonais avaient ramassé tous leurs morts. Nous fûmes fouillés. La sentinelle qui me fouilla trouva le papier transparent que j'avais mis dans ma poche. Il me sortit des rangs et me gif1a. Devant mon regard arrogant, il continua à me gifler. Il voulait que je pleure. Pleurer devant un Japonais, IMPENSABLE ! Les militaires Français présents ont voulu prendre ma défense. Le Japonais qui devait se sentir isolé a dû avoir peur. Il m’a repoussée dans les rangs et je me suis retrouvée derrière un militaire qui était blessé et soutenu par deux copains. Il s'est retourné vers moi et m'a dit : « Pleure pas petite ». Avec le recul, je pense à la frayeur que maman a due avoir. Durant tout le combat, elle est restée d'un calme admirable et ne nous a pas montré ses angoisses. C'est sans doute pour cela que nous sommes restés extérieurement sereins.

Après cette longue marche à travers la citadelle, nous nous sommes retrouvés dans le quartier du 9ème RIC. Là, nous avons été séparés des prisonniers militaires. Il n'y avait que trois ou quatre femmes de sous-officiers et leurs enfants, environ une vingtaine de personnes. Des soldats Japonais se sont postés derrière nous baïonnette au canon. Ils nous empêchaient de reculer. En face de nous, il y avait une place sur laquelle se trouvait un char, ainsi qu'un soldat français qui servait de punching-ball à trois ou quatre soldats Japonais. A coups de poing, ils se l'envoyaient de l'un à l'autre, jusqu'à ce qu'il s'écroule. Ils riaient en faisant cela. Puis ils le traînèrent et ils disparurent de notre vue. Nous regardions ce lamentable spectacle la rage au cœur.

Ensuite, ils ont mis le tank en marche qui se dirigeait vers nous. Nous ne pouvions pas reculer à cause des baïonnettes. Le tank stoppa à notre grand soulagement. Malgré cela, aucun enfant n'a crié et les femmes sont restées très dignes. Puis on nous emmena près de la porte d'entrée du 9ème RIC. On nous fit asseoir par terre et après un moment d'attente, un officier japonais est venu nous dire que nous pouvions rentrer chez nous et de ne pas nous inquiéter pour nos maris, nos pères et nos frères. Ils seraient bien traités. Quel culot ! Le spectacle que nous venions de voir laissait supposer le traitement que l'armée japonaise entendait réserver aux prisonniers de guerre, pourtant protégés par la Convention de Genève. Comme nous habitions dans la citadelle, il nous a établi un laissez-passer. Ne comprenant pas le Japonais, maman n'a pu lire ce qu'il y avait écrit sur le document. Nous avons très vite compris le lendemain qu'il y avait une erreur. 

Quelle désolation quand nous sommes rentrés à la maison. Il a fallu éviter de marcher dans une énorme flaque de sang qui se trouvait juste devant la porte que nous n'avons pas eu la peine d'ouvrir car elle était défoncée. Tout était par terre. Les petites statuettes que nous avions eues en récompense au catéchisme étaient toutes décapitées, mes poupées qui se trouvaient dans le landau étaient lardées de coups de baïonnette. Nous avions été en partie pillés. Lorsque vint l'heure d'aller nous coucher, nous avons aidé maman a pousser une armoire devant la porte d'entrée.

Le lendemain matin, dès que l'un de nous sortait, nous étions entourés de plusieurs Japonais. Nous appelions maman qui venait vite avec son laissez-passer. Le Japonais qui le lisait nous comptait et nous recomptait car il manquait quelqu'un. Effectivement, le laissez-passer mentionnait huit personnes au lieu de sept et l'officier qui était présent ne voulait rien savoir, il fallait aller chercher la huitième personne. Heureusement que ma sœur aînée parlait un peu l'anglais et lui a fait comprendre que mon père était prisonnier. Cette comédie s'est renouvelée plusieurs fois dans la journée.

Craignant pour notre sécurité, maman a décidé de quitter la maison. Les grands l'ont aidée à empaqueter le peu d'affaires qui nous restaient et les plus utiles. Nous avons mis les paquets dans le pousse-pousse que nous possédions. C'est mon frère âgé de quatorze ans qui le tirait. Nous ne savions pas ce qui nous attendait en dehors des murs de la citadelle. Nous sommes partis sans difficultés, mais dès que nous avons passé sous le viaduc de la voie ferrée qui longe la rue Maréchal Joffre, une nuée de mendiants voleurs s'est jetée sur nous et nous a complètement dévalisés. Que faire ! Un Annamite qui travaillait dans un hôtel tenu par un Français, nous a emmenés chez son patron. Celui-ci mit immédiatement la salle de danse de sa fille à notre disposition. On nous a amené des matelas et nous avons tous dormi par terre. 

Un élan de solidarité s'est formé dans Hanoi. En attendant une solution à notre situation, une famille nous a invités à partager leurs repas pendant quelques jours. Puis nous avons été hébergés dans un centre d'accueil à l'Institution Sainte-Marie au boulevard Rolande à Hanoi. Nous y sommes restés jusqu'à l'arrivée du Général LECLERC en mars 1946.

Malgré notre jeune âge, mes trois frères et moi (11, 12, 13 et 14 ans) faisions une résistance à notre manière. Comme il n'y avait pas encore d’école, nous allions en ville et dès que nous rencontrions des officiers nous leur disions des sottises et leur faisions des grimaces. Pourquoi nous choisissions les officiers ? Parce qu'ils sortaient avec leur sabre qui les gênait pour courir après nous. Nous détalions comme des lapins et ils ne nous ont jamais attrapés. Heureusement, car nous aurions passé des moments difficiles.

En juillet 1946, nous avons été rapatriés à La Réunion, pays de mon père. Je n'ai jamais revu mes meilleures amies : Arlette PETITJEAN et Martine ROSSI [pas de lien de famille avec Roger ROSSI] âgées comme moi de 12 ans.



Mme MAILLOT se souvient du refrain et du premier couplet d'une chanson qui était chantée par les prisonniers de la citadelle :

Un jour à la citadelle nous avons débarqué
Et nous fûmes parqués et numérotés.

Refrain

Ce n'est pas une vie de château,
on n'a pas du bon vin de Bordeaux.
Dans le bœuf maringot, la sauce n'est que de l'eau.
A cela LIBERTE qu'il nous faut.


Après la capitulation des Japonais, lorsque les enfants les voyaient passer en groupe, ils leur chantaient pour se venger à leur manière :

Yasamoto qu'a dérapé,
Maximoto s'est cassé le nez.
S'il essaye de se relever,
Yasamoto se fera bourrer.

Une fois, alors que ses petits camarades chantaient cette chanson, Jeannine MAILLOT qui sortait du centre d'accueil fut attrapée par un militaire japonais, lequel voulait qu'elle dénonça ses camarades. Feignant l'incompréhension, elle fut quelque peu secouée, mais, malgré ses craintes, les Japonais ne lui firent pas de mal.