Les lettres, parfois très émouvantes, d'André et de Marcel MULLER, les frères de Jeanne, la mère d'Anne-Marie TIRAND-CUNY, permettent de suivre leur histoire pendant les années de guerre. Transparaissent notamment leurs inquiétudes de ne pas savoir ce qui a pu se passer, à 12.000 km de là, pendant ces six longues années qui auront vu l'invasion puis l'occupation de la France, avant, finalement, les combats pour sa libération.
La même année, Marcel MULLER, qui est alors sergent-chef, habite avec son épouse Marguerite au 89, quai Piquet à Phnom Penh (Cambodge). Anne-Marie pense qu'à cette époque Marcel était le professeur de sport du prince Norodom SIHANOUK. Il n'est donc pas surprenant qu'on le retrouve sur la photo du stage des moniteurs de sport de 1943, au premier rang, à la gauche de mon grand père. Son frère André, qui était passé par le Bataillon de Joinville, était également moniteur de sport.
Sur la photo suivante, Marcel MULLER se trouve assis au premier rang, au centre, derrière son casque. Au dos de la photo, il est écrit : « Souvenir d'Hanoï, janvier 1929 ».
That Khé, le 8 février 1940 ; lettre de André et Marie MULLER :
[...] Marcel nous donne régulièrement
des nouvelles. Étant à Phnom Penh, il a du boulot plus que moi ici,
sur la frontière chinoise. Nous menons une vie si tranquille, le
poste n’étant pas grand. Il y a en tout onze Européens y compris les
civils qui se composent du douanier et de sa famille (trois
personnes) plus un peu de [illisible], le restant, les militaires du
poste et leurs familles. Les nouvelles de France nous parviennent
par radio mais courtes, les journaux de France arrivent avec
quarante à cinquante jours de retard. Quant au pays, c’est le calme
complet. Pour le moment nous ne risquons guère d’être rapatriés en
France. Bien entendu nous n’avons pas de neige, mais quand nous
sommes habitués au soleil ardent et que le thermomètre descend à 10°
nous sommes gelés. [...]
That Khé, le 30 décembre 1940 ; lettre de André et Marie MULLER :
Nous avons reçu des nouvelles de Marcel, étant à Ton où nous reconstituons le régiment qui avait été pris dans les incidents de frontière avec les Japonais, car nous avons été exactement dans votre [illisible] moins les avions. Nous avons évacué le poste le 24 septembre devant l’avance des Japonais et avons fait les pistes pendant huit jours, errant de droite et de gauche, ne sachant où aller, n’ayant aucune nouvelle, aucun renseignement. Marie d’un côté, moi de l’autre avec la compagnie, nous étions dans un état lamentable quand nous nous sommes rejoint. Enfin tout est passé. Nous avons regagné notre poste après l’évacuation des Japs le 7 novembre. Votre lettre est venue nous trouver là après des voyages sans fin. Marie est revenue ici il y a huit jours exactement car elle était restée à Hanoï ne pouvant remonter de suite.
Quand nous sommes arrivés à Hanoï, notre première chose a été de donner des nouvelles à Marcel qui nous avait télégraphié sans résultat (nous étions dans la brousse). Il se faisait du mauvais sang. J’ai reçu son télégramme un mois après. Maintenant, c’est à son tour d’être sur la brèche quelque part sur la frontière siamoise. Mais je crois que dans son secteur tout est calme. Margot nous dit qu’il est redescendu en Cochinchine.
Pour vous, qu’est ce que vous avez du voir. On ne peut se l’imaginer ici. Nous suivons la radio tout les jours, mais nous n’apprenons que ce qu’on veut bien nous dire. Nous-nous en rendons compte par ce que nous avons enduré sur les pistes tonkinoises. [...] Ici le courrier de France est rare. Il arrive des bateaux de temps en temps et pas toujours avec du courrier. [...]
That Khé, le 3 mai 1941 ; lettre de André et Marie MULLER :
J'ai toujours des nouvelles de Marcel, il est toujours en promenade. Marguerite est à Phnom Penh. Quand à nous, la région est tranquille, nous n’avons pas retrouvé grand chose. [...] Comme nouvelles, nous ne pouvons pas vous dire grand chose car la censure marche toujours, tant anglaise que française, la radio ne dit que ce quelle veut.
That Khé, le 10 juin 1941 ; lettre de André et Marie MULLER :
Nous sommes en bonne santé ainsi que Marcel et Margot, tout au moins aux dernières nouvelles qui datent de quinze jours. Marcel est à Siem Rap sur la frontière thaïlandaise et Margot toujours à Phnom Penh. Nous, toujours sur la frontière chinoise, tous les deux au garde à vous. Le rapatriement, nous n’y pensons même pas, car Dieu sait quand ce sera fini. [...]
En juillet 1944, André se trouve à Dap Cau au Tonkin, il est maintenant sergent-major dans la 3e compagnie du 1er bataillon du 3e RTT.
Saïgon, le 2 octobre 1945 ; lettre de Marcel et Marguerite MULLER :
[...] En ce moment je ne suis pas auprès [de Margot]. Depuis le 9 mars, jour où j’ai été fait prisonnier par les Japs nous sommes séparés. Je l’ai à peine entrevue il y a deux mois lors de ma libération étant de passage à Phnom Penh. Nous étions prisonniers au Laos. Notre camp en pleine forêt. À l’armistice, nous avons été tous dirigés sur Saïgon. Quand repartirai-je à Phnom Penh ? je ne le sais encore.
D’André et de Marie, aucune nouvelle. Rien ne nous parvient du Tonkin. Que sont-ils devenus ? je me le demande. J’ai peur d’apprendre encore une mauvaise nouvelle de ce côté là. [...]
Lorsqu'il écrit cette lettre, Marcel ne sait pas que son frère André est mort à Langson le 9 mars. Ce jour là, au camp de Maïpha, le bataillon d’André devait partir vers 21 heures en direction de Nacham, mais les Japonnais lancent une attaque surprise vers 20h20. La stupeur initiale devient rapidement un véritable enfer : la majorité des hommes du 1er bataillon est tuée au combat. Seuls quelques éléments emmenés par l'unique officier rescapé – le capitaine Ferdinand MICHEL, commandant de la 3e compagnie – parviennent à percer le dispositif ennemi. Après avoir rejoint la colonne du colonel SEGUIN, ils passeront en Chine au bout de vingt-trois jours de marche.
À 2 km de là, dans la citadelle de Langson, l’ennemi a subi des pertes et, après le combat, près de 500 français seront exécutés, beaucoup par décapitation. Parmi les combattants de la citadelle, le sergent LE BOURBASQUET qui était arrivé en Indochine en même temps qu'André et qui était alors affecté à la 21e compagnie du 3e RTT du capitaine VERNIÈRES. Son témoignage est rapporté dans le livre de Georges FLEURY, Mourir à Lang Son, paru en 1985.