L'INDOCHINE ET LE COUP DE FORCE JAPONAIS


Pierre BERNARD


Alain BERNARD m'a contacté après avoir reconnu son père, Pierre BERNARD, sur les trois photos de groupe prises sur le parvis de la cathédrale de Hanoï :

Pierre BERNARD, qui a participé aux combats de la citadelle de Hanoï en mars 1945, nous a fait part, par l'intermédiaire de son fils, de ses souvenirs.

Né le 27 février 1918 à Aizenay (85), il s'engage pour une durée de cinq ans au 2e RIC à Brest (caserne Fautras). Le 1er juillet 1938, il embarque sur le Cap Saint-Jacques à destination de l'Indochine. Un mois plus tard, il est affecté au bataillon de marche du 9e RIC.

Le bataillon de marche du 9e RIC, sous le commandement du chef de bataillon DUMAINE, était déployé sur la frontière Nord du Tonkin, notamment dans les postes militaires de Lao Kay, Cao Bang, Langson et Mon Cay. À mon arrivée, je fus affecté, sous les ordres du capitaine PAOLI, aux travaux de route à proximité de la frontière avec la Chine. Je faisais partie d'un petit groupe qui, chaque jour, se rendait à pied avec une vingtaine de petits chevaux à plusieurs kilomètres du camp pour chercher et ramener le ravitaillement pour les hommes du chantier. Franck BERNARD, qui décédera à Hanoï en octobre 1939 des suites d'une mauvaise chute de vélo, faisait également partie de ce groupe.

Durant les cinq premières années, je n’ai pas du dormir plus de six mois dans un lit. Dans les villages, nous étions en général bien accueillis par les villageois qui nous mettaient des paillotes à disposition. Même si ce n'était pas le grand confort, c'était bien mieux que de dormir à même le sol.

En 1940, peu après la déclaration de guerre, nous avons été attaqués par les Japonais qui voulaient disposer d'une voie de ravitaillement entre la Chine et le port de Haïphong. Le général CATROUX, gouverneur à cette époque, a été contraint de céder à leurs exigences. Plus tard, CATROUX rejoindra les Forces française libres du général DE GAULLE et sera remplacé par l’amiral DECOUX qui suivra scrupuleusement les ordres de Vichy et du maréchal PÉTAIN.

La mission du bataillon de marche du 9e RIC consistait alors à maintenir l’ordre dans les villages, malgré les rebelles indépendantistes et les pirates. Nous étions donc très souvent en manœuvre. Cependant, et ce généralement le week-end, des activités sportives entre militaires et civils étaient régulièrement organisées par nos supérieurs, activités pour lesquelles ils voulaient disposer de leur meilleur effectif. JUVENCEAU, MARTY et moi-même étions donc très souvent sollicités. JUVENCEAU était un grand gaillard, souvent gardien de but – tout comme MARTY – mais il participait également aux courses à pieds qu'il gagnait systématiquement, moi même étant régulièrement son second. Nous jouions également tous les trois au basket et il m'est aussi arrivé d'être remplaçant dans l’équipe de football du 9e RIC dans laquelle il y avait BAYE qui avait été mon chef de groupe.

Quand j'étais à Hanoï, je participais à la chorale du régiment. Parmi les membres de cette chorale : le chef de musique René TATTIER, qui jouait du clairon (nous étions dans la même compagnie et partagions la même chambre ; originaire de Saint-Laurent-de-Chamousset dans le Rhône, il sera tué en 1957 en Algérie), Antoine KOWALSKI, André GOUILLEUX (décédé le 10 juin 1945 à l’hôpital civil de Hanoï, des suites de ses blessures).

En 1941, le commandant DUMAINE reçut l'ordre de se rendre avec une grosse partie du bataillon à Sisophon, sur la frontière avec la Thaïlande que l'on appelait encore le Siam. Le trajet s’est effectué sur plusieurs mois avec de multiples arrêts d’une durée variable (d’un jour où deux, voire même une semaine), en des lieux où la vigilance vis-à-vis des rebelles restait indispensable. Le trajet de Hanoï à Saïgon, effectué en train par le col des nuages, fut assez folklorique : le bataillon dut descendre du train pour le pousser et l'aider à franchir le col, les deux locomotives, une derrière et une devant, ne suffisant pas ! Le trajet de Phnom Penh à Battambang puis Sisophon continua en camion militaire.

En arrivant dans cette région, nous avons entendu quelques coups de canon, signe du mécontentement de la Thaïlande qui voulait s’emparer d’une partie de la région de Battambang. Sous la pression japonaise, cette demande a dû leur être accordée au printemps 1941.

Pendant toute cette période, affecté à l'état-major du bataillon, j’avais le téléphone de campagne sur le dos et je suivais les ordres du commandant DUMAINE. Il fallait presque chaque jour remettre en état les communications, les fils déroulés au sol étant souvent sectionnés. Profitant de moments plus calmes, et avec l’accord du chef de bataillon DUMAINE, nous avons pu visiter les ruines d’Angkor.

Repartis sur Saïgon, nous avons laissé une partie de notre matériel à la caserne du 11e RIC et sommes remontés vers Nha Trang, Tourane, Hué, Vinh et finalement Hanoï. Le commandant DUMAINE, affecté au 1er bataillon du 1er RTT, a alors été remplacé par le commandant CHAVATTE. Ce dernier, par sa forte personnalité, a dynamisé tous les hommes et recruté beaucoup d'Indochinois pour renforcer l’effectif militaire. J’ai continué à être son « agent de transmission », puis ai suivi le peloton n°2 à Tong dans le but d’évoluer.

Le 8 mars 1945, devenu caporal-chef, j’étais détaché de Tong pour accompagner des munitions transportées par camion à la citadelle de Hanoï. J’ai ainsi pu retrouver des anciens de mon groupe, notamment René TATIER, Antoine KOWALSKI, LEFLOCH, LESSUR et LE GOFF. Le 9 mars en début de soirée, j'étais dans la caserne Brière de l'Isle lorsque trois coups de canon ont résonné, très proches. J’ai vite rejoint la position qui m'avait été désigné en cas d’alerte. Le quartier ayant été déconsigné, une grosse partie des officiers était en ville et a été rapidement mise hors de combat par les Japonais. Toutefois, le chef de bataillon JACOBI, présent à la citadelle, commençait à en organiser la défense.

Le lendemain, le 10 mars après midi, je fus blessé à la tête par balle. Des tirailleurs indochinois m'ont transporté à l’infirmerie de la caserne, dans une pièce où gisaient morts et blessés. À la fin des combats, un camion japonais est venu récupérer les blessés pour les amener à l’hôpital civil. Prisonnier, je fus soigné et trépané dans cet hôpital. Un mois plus tard, avec un bandeau autour de la tête, je suis retourné à la citadelle. Les Japonais avaient formé un détachement de prisonniers chargé d'exécuter des travaux et j’ai dû rejoindre le camp de travail du Tam Dao. Celui-ci, qui était constitué de quelques abris  préfabriqués, se situait à une centaine de mètres avant l'entrée du village, non loin de la cascade. Les uns abattaient des arbres, d'autres creusaient dans la forêt... Beaucoup d'entre nous étaient malades, souffrant du béribéri. Malheureusement, certains n'ont pas résisté.

Le 15 août 1945, nous avons arrêté les travaux : l’explosion de la bombe atomique avait produit son effet. Les combats ont cessé et nous sommes retournés à Hanoï par le Fleuve Rouge, embarqués sur des sampans. À la citadelle, les Japonais avaient l’ordre de nous garder en attendant les troupes chinoises qui devaient prendre le contrôle du nord de l'Indochine, conformément aux accords de Potsdam.

Ce doit être à cette époque que j'ai revu le caporal-chef Yves MILLET et Marcel GAUTHIER qui avaient fait la traversée avec moi sur le Cap Saint-Jacques et qui s'étaient également battus dans la citadelle. MILLET avait perdu un œil lors des combats, quand à  GAUTHIER, il n’avait aucune blessure.

Désigné « rapatrié sanitaire » de première urgence, j'ai attendu un avion qui n’est jamais venu... et ai finalement quitté l’Indochine le 19 septembre 1946 à bord de l’Ile de France. Arrivé sur le sol français, je suis rentré au domicile de mes parents après plus de huit ans d’absence. Ceux-ci avaient reçu un avis de décès en 1940. Une de mes sœurs avait cependant la conviction que j'étais encore en vie : elle avait interrogé la croix rouge et même consulté une voyante.

Deux mois plus tard, j’étais affecté au bureau des effectifs à Marseille, au service du courrier. À nouveau désigné pour l’Indochine, je suis passé devant la commission pour aptitude qui s’est rendu compte de la trépanation. Elle m’a donc envoyé à l’hôpital Michel Lévy à Marseille où je suis resté plusieurs mois en observation. Ma blessure étant jugée trop importante, j’ai dû me résoudre à l’avis médical : réformé d’office, je n’ai pas pu finir mes 15 ans d’armée.


Le 2e classe Pierre BERNARD à la caserne FAUTRAS à Brest, en 1937 ou 1938.

Pierre BERNARD se souvenait également, bien que très vaguement, d'un aspirant ou lieutenant de réserve nommé FAUGÈRE qui était chef de section. Très instruit, celui-ci avait fait ses études au lycée Albert Sarraut et parlait la langue du pays. Il était également très sportif.

Le parcours indochinois de Pierre BERNARD a plusieurs fois croisé celui de ma famille puisque, outre le fait qu'il ait combattu dans la citadelle de Hanoï aux côtés, et peut-être sous les ordres de mon grand-père, il est très probable qu'ils s'étaient précédemment rencontrés dans le cadre de leurs activités sportives. Prisonniers des Japonais, ils ont été tous les deux, ainsi que mon oncle Pierre MILLOUR, internés au camp de travail du Tam Dao. Enfin, le caporal-chef BERNARD quittera l'Indochine en même temps que la famille MILLOUR à bord de l'Ile-de-France ; cf. le récit de ce voyage.


Pour son comportement au feu, le caporal-chef BERNARD a été cité à l'ordre du régiment avec attribution de la Croix de Guerre (extrait de l'ordre général n°03 du général de corps d'armée LECLERC, commandant supérieur des Troupes françaises en Extrême Orient, daté du 19 février 1946). Pierre BERNARD a également été décoré de la Médaille Militaire le 8 mai 2008 et, le 27 novembre 2010, la légion d’honneur lui a été remise à son domicile (JO du 2 mai 2010 : décret du 27 avril 2010 portant nomination). Il avait également été autorisé au port de la médaille commémorative de la campagne d’Indochine et de la médaille commémorative de la guerre 1939-1945 avec barrette « Extrême Orient ».

Pierre BERNARD (à gauche avec sa canne), lors de la cérémonie commémorative du 9 mars 2013 à Valence. Il décédera moins d'un an plus tard, le 14 février 2014.