Jean-Roger DANEL est l'une des toutes premières personnes avec lesquelles j'étais entré en contact lorsque j'avais commencé mes recherches sur les commandos de la DGER parachutés au Laos en 1945. Le journal de guerre de son père, Roger DANEL, est un document remarquable de détails et de précision. Dans son livre Guérilla au Laos, pour les éléments relatifs à la mission Orion du capitaine FABRE à laquelle ils avaient tous les deux participé, Jean DEUVE s'en était largement inspiré. Pour la rédaction de notre ouvrage sur le Service Action d'Extrême-Orient, Gaston ERLOM et moi-même nous sommes également appuyés sur ce journal, notamment pour bien appréhender la chronologie de certains événements.
Ce journal n’a pas été écrit sur un bureau dans le confortable salon d’une villa méditerranéenne, mais très souvent dans la jungle, pendant les haltes, ou même dans une pirogue, le porte-carte sur les genoux, entre juin 1944 et janvier 1946.
Sont réunis ici deux journaux :
Il y a certainement des erreurs dans les détails des informations rapportées – j’ai d’ailleurs corrigé l’orthographe de certains noms écrits phonétiquement. En aucun cas ce journal ne prétend relater toute l’histoire de la campagne du Laos. D’autres l’ont parfaitement fait quelques années plus tard, en prenant le temps de recueillir tous les témoignages possibles.
Ce récit est surtout celui d’un jeune homme avide d’aventure qui mûrit trop vite au contact de la souffrance physique et morale. Il se termine sur la période où il fut le plus heureux, ayant surmonté tous les obstacles, et retournant en France avec sa jeune épouse, plein de projets en tête.
Mais cela est une autre histoire…
Jean-Roger DANEL
Rizières dans la vallée laotienne de Muong Ngan ; montagnes du
pays Méo.
Après une courte escale au Caire, notre avion venant d’Alger va se poser à Karachi.
Dans le « taxi » quelques américains mâchonnent consciencieusement leurs chewing-gums, tandis qu’un attaché d’ambassade belge est plongé dans ses papiers. Nous sommes douze Français envoyés par le CLI (Corps léger d’intervention) en qualité de radios pour suivre un stage aux Indes anglaises, avant l’aventure qui nous attire en Indochine.
À l’arrivée à Karachi, nous sommes avisés que le trajet n’est pas
terminé, et un autre Dakota nous prend dans la soirée pour New-Dehli.
L’accueil est cordial à chaque escale « Free French…
Good… ». Nous ne pouvons d’avantage nous attarder dans
New-Dehli, tout est prévu pour notre arrivée. De mystérieux ordres
nous envoient loger pour cette nuit dans un bungalow des environs de
la ville où un majordome indien nous remet les consignes écrites,
laissées à notre intention par le commandement français et indiquant
point par point notre programme.
Nous partons de très bonne heure. Le majordome indien, prévenant et
affable, nous met en route sur Meerut-Cantt où nous arrivons vers
midi. Là aussi nous étions attendu, et c’est un camion anglais qui
nous amène dans notre cantonnement. Nous logeons dans un camp
télégraphiste anglais où nous sommes très bien reçus. Nous nous
installons et sommes prêts à adopter les habitudes anglaises qui
seront nôtres sous peu.
Notre installation dans Meerut ne sera que provisoire. En effet, le
lieutenant-colonel qui commande le Détachement français des Indes est
venu nous rendre visite et nous a annoncé notre prochain départ pour
un autre camp d’entraînement. Néanmoins, nous avions commencé à
travailler et nous étions déjà séparés en deux classes d’élèves radio.
Nous allons partir pour Poona où déjà d’autres Français sont en stage.
Nous sommes à Poona, situé non loin de Bombay. Vie de camp, travail fou, entraînement sévère pour nous former à la rude vie de la jungle.
Une centaine de Français sont dans ce camp, venus d’Afrique du Nord,
de Madagascar, de Chine. Il y a toutes les armes : marsouins,
bigords, chasseurs, gardes… Nous fraternisons et travaillons de grand
cœur à la formation d’un corps de spécialistes et de parachutistes,
prêts au premier signal à fouler la terre d’Indochine !
Après un stage radio de près de trois mois, nous avons subi les examens qui nous ont départagés. Après les éliminatoires, nous demeurons six radios dans la première classe. Deux vont continuer leur entraînement avec les groupes franco-annamites des environs de Bombay. Deux autres demeureront à la station de Poona. Mon camarade CHÂTELIN et moi sommes affectés à la centrale de Calcutta.
Les tests et les cours que nous imposent les anglais sont pleins
d’originalité et sont adaptés à la guerre de la brousse actuelle, de
même l’instruction du Renseignement, qui doit être particulièrement
fouillée en raison de nos vis-à-vis asiatiques qui n’ont rien à nous
envier à ce sujet.
Depuis trois mois, je suis radio à Calcutta en compagnie de quatre camarades français. Nous tenons tous les cinq le réseau qui travaille déjà avec les clandestins d’Indochine, soit parachutistes, soit centres de résistance.
Nous ne sortons guère en ville car nous avons beaucoup de travail. Nos amis anglais ont mis à notre disposition trois postes de leur centrale qui est une véritable usine.
Ce soir c’est Noël… et le Christmas a été fêté comme il se doit. Tout porte à l’espoir en ce Noël 1944. La France est presque entièrement libérée et nos troupes se préparent à débarquer en Indochine. Nous attendons avec une impatience fébrile notre tour de participer à la libération de la perle de nos colonies.
Le commandant du détachement français est venu nous voir et je lui ai
formulé mon désir de me voir confier une mission.
Aujourd’hui, grand événement pour moi !
J’avais profité de l’après midi laissé libre pour faire une promenade dans cet immense Calcutta. La ville regorge de monde. Les uniformes américains, anglais, indiens, se côtoient avec les robes multicolores des indigènes. La populace grouille véritablement dans chaque quartier, dans chaque ruelle. On rencontre de rares militaires français, qu’on ne connaît pas du reste, et quand bien même nous connaîtrions-nous, il y a le business… nous n’avons rien à nous dire. Chacun d’entre nous fait partie d’un service particulier : Service Action, Service Renseignement, et même entre amis nous avons les pires secrets – Méthode qui a révélé avoir du bon.
Après m’être attardé dans la New Markett street, je rentre au camp de Tollygunge. Là, un mot m’attendait : on te demande au SA (Service Action), cela ne peut attendre !
Le temps de reprendre un tramway et je me retrouve dans Ballygunge Swinhoe street N°12.
C’est là ! Je frappe à la porte du commandant :
- Entrez.
- Mes respects, mon capitaine.
- Bonjour, content de
vous voir. Je vous ai fait appeler pour une affaire importante,
voici : vous avez demandé il y a quelque temps qu’une mission
vous soit confiée. Le moment est venu. Il y a un groupe
franco-annamite qui part demain. Le radio fait défaut. Je sais que
vous n’avez pas fait le stage de parachutiste. Il y a des risques.
Êtes-vous volontaire ?
Il est 16h00. Nous décollons de Calcutta.
Dans la soirée d’hier, j’ai précipitamment fait mes valises que je laisse au SA. Le matin, une jeep m’emmena près de l’aérodrome où je faisais connaissance avec le groupe qui partira en même temps que moi. Le chef en est le Capitaine FABRE, son adjoint est le sous lieutenant DEUVE.
Dans l’avion nous sommes cinq : le capitaine FABRE, le sergent-chef PICOT, deux annamites, KAO, TINH, et moi. Dans le second avion, il y a DEUVE, le caporal-chef FOUCHARD et trois annamites, MAO, AT et THE. Je suis dans un excellent groupe de guérilla, le capitaine a été cité lors des événements antérieurs d’Indochine, DEUVE et PICOT ont été, comme moi, cités en France en 1940 et FOUCHARD a eut la croix de Guerre à Bir Hakeim. Quant aux cinq annamites, ils viennent de Madagascar.
Notre Liberator survole actuellement la Birmanie.
Il est 19 heures. Je risque une question :
- Pour sauter, comment fait-on ?
Les regards stupéfaits du capitaine et de PICOT me foudroient !
- Comment, vous ne savez pas sauter ?
Ma réponse négative leur parut incroyable. J’ai dû, pour les convaincre, leur donner ma parole de soldat… Alors ils m’ont initié aux ficelles du métier, en ajoutant :
- Ce n’est rien, il suffit de se tenir comme ça et comme ça, et d’obéir au commandement du dispatcher. Au fond, c’est très agréable !
Je ne demande qu’à les croire !
Il est 21 heures : le dispatcher nous dit de revêtir nos combinaisons et nos parachutes qui, après avoir été essayés à l’aérodrome, ont été numérotés. Le troisième est à moi. Je suis, avec l’aide des gars de la RAF, vite saucissonné et représente un certain volume.
Il est 21 heures 30 : nous devons nous mettre sur la glissière. Je m’installe, m’accrochant des pieds et des mains aux parois du toboggan.
On attend. L’avion tourne longtemps au dessus de la DZ (drop zone, aire de parachutage) et largue d’abord tous nos containers de matériels. Cette attente est pénible. Le capitaine, placé au bords du trou, doit avoir une envie folle de tout lâcher.
Soudain la lampe verte « Action station number one », puis la lampe rouge « Go ! ». Je n’ai pas le temps de réaliser. Je vois le capitaine partir, puis PICOT. Je vois le bras du dispatcher se rabattre : j’étends les jambes, je lâche les mains… Un grand souffle… une seconde d’euphorie… et je me sens suspendu, le « pépin » bien ouvert à deux cent mètres dans le vide. La descente paraît lente, d’abord. J’aperçois les parachutes du capitaine et de PICOT puis, plus loin, les feux de signalisation. Je vois soudain les parachutes voisins qui s’inclinent. Ils doivent être arrivés. À peine ai-je le temps de formuler cette pensée que je me trouve allongé de tout mon long. Cela s’est bien passé !
J’ai dégrafé la boucle du « pépin » et j’entends qu’on m’interpelle :
- Hello, ça gaze ?
C’est DEUVE venu à ma rencontre.
- O.K. mon Lieutenant.
Je ramasse fiévreusement la soie de mon parachute et griffe à pleines mains cette terre d’Indochine… tous nos espoirs !
Je me dirige vers les feux, tandis que les avions tournent au dessus de nous, larguant sans arrêt : armes, vivres et matériel de toute sorte.
Le comité de réception est là. Nous nous trouvons dans les environs de Paksane, au Laos.
Lorsque les « Libé » sont enfin partis, nous nous mettons par équipe de quatre et charrions les containers dans les buissons environnants, en bordure de route, où des camions viendront les prendre. Nous nous déséquipons et revêtons des tenues françaises : short, chemisette, casque colonial, uniformes légèrement minables à coté de nos splendides tenues de la RAF… qu’il faut brûler sur le champ.
Après avoir distribué des rations K à tous les gars d’Indochine venus
nous recevoir, nous dormons à la belle étoile, devant partir au petit
jour.
Nous éveillant tôt, nous chargeons dans les camions les derniers containers. Dans un endroit retiré nous jetons dans le Mékong les containers vides d’un précèdent parachutage. Nous devons à présent nous établir entre Vientiane et Paksane.
Le camion nous dépose vers midi dans le village de Ban Palai, où le Pho ban (chef de village) et tous les laotiens nous regardent avec curiosité. Ils sont stupéfaits de l’armement qui nous encombre, du nombreux matériel et des multiples sacs de sel qui doivent nous servir de monnaie.
Je ne pense pas qu’ils avalent la pilule : nous sommes officiellement une délégation du Service géographique chargée de lever des itinéraires dans la région !
Nous ne pourrons quitter Ban Palai que demain. Nous faisons donc nos premiers repas à la laotienne : riz gluant et porc avec force piments. Nous étant installés sous les arbres, nous devons au milieu de la nuit demander asile dans la maison du Pho Ban, car la pluie s’est mise à tomber, chose rare en cette époque.
Nous ne sommes qu’en sécurité relative, car la route coloniale 13 n’est pas loin et on peut toujours craindre le passage des japonais.
Le comité de réception de Vientiane ne semble pas avoir respecté les
consignes habituelles qui consistent à éloigner le plus possible des
artères tout groupe venant d’être parachuté. Nous ne dormons que d’un
œil.
Le capitaine doit demeurer à Ban Palai avec une partie du groupe pour contacter nos camarades de la résistance. Je partirai avec PICOT, FOUCHARD et TINH, plus un sergent-chef de Vientiane qui nous servira d’interprète, aucun de nous ne parlant le laotien.
Vers onze heures, les piroguiers viennent nous chercher. Une partie de notre matériel est embarqué et nous voguons vers Ban Nam Leuk, village abandonné où nous devons nous installer.
Nous n’arrivons à Ban Nam Leuk que vers 19 heures.
Nous apercevons les premiers éléphants sauvages. Ils traversent la rivière sans nous voir. Ban Nam Leuk, nous disent les piroguiers, a été abandonné depuis dix ans à cause des attaques répétées des éléphants. En effet, nous ne trouvons que quelques rares traces de maisons, mais, par contre, une végétation qui dépasse nos têtes.
Pour ce soir, nous ne pouvons rien entreprendre. Nous mangeons nos rations K et nous nous installons pour dormir, non sans avoir allumé un immense feu car la région est également infestées de singes et de tigres. N’ayant pas nos toiles de tente, nous construisons de petits abris avec des feuilles de bananiers sauvages.
De bonne heure, nous nous sommes mis à débroussailler une partie de l’ex-village. Le capitaine nous avait dit de lui garder une case. Il y a longtemps qu’elles sont en poussière !
Le capitaine arrive dans l’après midi avec le reste du groupe.
C’est alors l’installation définitive. Nous faisons de grands abris en bambous pour le matériel et pour nous-mêmes. Les corvées d’eau et de bois commencent. Chacun notre tour nous ferons la tambouille. Nous avons chacun notre lit, c'est-à-dire des bambous encastrés dans d’autres, puis encore des bambous tressés comme sommier, la toile de tente par-dessus et la moustiquaire comme ciel de lit. On dort merveilleusement.
La journée passe vite car nous sommes très occupés. En ce qui me concerne j’organise ma station, mais je ne peux malheureusement faire des essais avec Calcutta, car le comité de Vientiane a omis de me donner codes et cristaux d’émission !
Le soir, nous nous réunissons autour d’un grand feu fait de troncs d’arbres et de branchages et nous faisons plus ample connaissance. Je suis le nouveau venu, car tous les éléments du groupe se connaissent déjà, ayant fait l’entraînement aux Indes quelques mois auparavant. Rien de plus reposant que ces soirées de brousse dans un décor féerique autour d’un feu de bois !
Le capitaine nous dit alors ce qu’il attend de nous. Il cherche à grouper les affinités et à rendre « Une » l’équipe qui l’entoure. Notre mission sera surtout de renseigner Calcutta sur les mouvements japonais e,t pour ce faire, on aura beaucoup besoin de mon poste radio !
J’assure le groupe de ma meilleure volonté !
Nous sommes à présent de vrais broussards. Notre petit camp a, comme on dit, de la gueule !
À l’entrée, une alidade et un trépied pour mieux faire croire et penser au « Service géographique ». De chaque coté du camp, nos abris en bambous et notre « home » et, au centre, le brasier.
Je ne suis toujours pas en liaison avec Calcutta, car Vientiane n’a pas encore fourni les éléments qui sont nécessaires à mon émission.
Le groupe a commencé ses activités. La mission donnée par Calcutta n’est pas en concordance avec les ordres que nous adresse le commandement de Vientiane. Ce dernier voudrait que nous percions une piste vers Ritaville. Cela n’est pas notre travail, pas plus que nous devons instruire les hommes d’Indochine sur l’armement moderne. D’autres spécialistes seront probablement envoyés pour cela.
Notre rôle consiste principalement, à l’heure actuelle, à faire des reconnaissances pour découvrir des zones de parachutages possibles et, dans ce but, le capitaine part fréquemment avec une partie du groupe pour un ou plusieurs jours.
Le groupe est également chargé d’aider les résistants de Vientiane à faire des « réceptions ». Ces dernières sont pénibles car la plupart du temps elles se font à l’écart de tout village pour éviter les indiscrétions, et il faut alors transporter à dos d’homme les containers de 150 kilos, passant la journée sans boire le plus souvent, chose difficile en raison de la chaleur.
Il y a quelques jours, un autre groupe a été parachuté et s’est dirigé dans la région de Xieng Khouang. Un troisième groupe a été lancé sur les plateaux du Tran Ninh.
Dernièrement, le groupe est parti à des « réceptions » et le capitaine avait décidé que je resterai seul au camp de Ban Nam Leuk. Cette perspective m’avait plu et c’est de bon cœur que j’acceptais :
Seul ! En Jungle, seul ? Oh la bonne blague ! Comme si cela était possible !
Ce furent d’abord les singes que je dus chasser pour qu’ils n’emportent pas tout notre matériel ! Puis les éléphants qu’il fallut éloigner en faisant toute la nuit un immense brasier, car s’il leur prenait envie de traverser le campement, il ne resterait plus grand-chose de la baraque ! Puis le tigre qu’il fallait écarter en tirant fréquemment des coups de feu en l’air !
Et tout ce bruit de jungle en chasse !
Les oiseaux bruissant dans les feuillages ! Ces bêtes indéfinissables dont on n’aperçoit qu’un éclair lorsque la lampe électrique tape dans leurs yeux ! Les cerfs qui viennent boire pas bien loin ! Les gaurs qu’il faut prudemment esquiver ! Les chacals qui ont un aboiement si agaçant !
Et les cris des chouettes, des buses, des corneilles, des charognards, des gibbons ! Et les serpents dont il faut se garder ! Et les moustiques qui ne cessent de bourdonner aux oreilles ! Et la multitude de petites bêtes : scorpions, sangsues qu’on arrache par poignées, tics, fourmis rouges et noires par milliers !
Trois jours ainsi… soi-disant seul ! Je me revois encore passant mes nuits à attiser le feu, ne perdant pas de l’œil ma mitraillette ! Mais, quelle lune ! Quel parfum ! On se sent vraiment quelqu’un de très puissant parmi ces bêtes et ces plantes !
On vit de tous ses pores !
Nous avons changé notre campement de place. À Ban Nam Leuk, nous étions par trop dans un cul de sac. Le seul débouché était la jungle épaisse. À présent, nous nous trouvons en bordure de la route coloniale n°13, mais enfoncés dans la savane.
Nous avons quitté Ban Nam Leuk sans regret. À Ban Palai un camion vint nous prendre et nous emmena au km 150. Là, nous passâmes une nuit dans une carrière, enveloppés dans des couvertures, et le lendemain nous installions notre nouveau cantonnement en pénétrant à peu près de 1 500 m en forêt. La corvée d’eau est encore pénible car le ruisseau est à 2 km de notre baraque.
Notre installation dans le Phou Ka Dam fut pénible car elle fut faite uniquement par le groupe et, à dix, nous avons charrié sur des kilomètres, en un nombre incalculable d’allers et retours, près de 3 tonnes de matériel. Et le capitaine n’était pas le dernier à l’ouvrage !
Je me suis construit un petit home pour ma station radio,
mais je n’ai plus qu’à le recommencer car j’ai fait le toit plat et
les pluies commençant ne s’écouleront pas. Je n’ai pas de contact avec
les Indes, toujours démuni des instruments nécessaires. Néanmoins,
j’ai chargé les accus au moyen de la chaudière reçue dernièrement et
nous écoutons les nouvelles.
Vientiane a l’air d’oublier notre ravitaillement, mais un civil de
Paksane, résistant, M. MICHELIN, nous amène chaque jour en voiture,
viande et légumes. Au coup de klaxon nous bondissons sur la route,
évitant, M. MICHELIN comme nous, les moments où la route est
fréquentée. Nous avons aperçu quelques Laotiens qui sont certainement
fort intrigués de notre manège. Un jour Vientiane nous a dit de nous
montrer, le lendemain on nous donne la consigne contraire. Nous ne
savons plus sur quel pied danser !
Nous avons eu la visite d’un père, le révérend père FAGON, (photo ci-contre) missionnaire du village de Keng Sadok, situé non loin du Phou Ka Dam.
Il s’amena dans notre campement peu rassuré, car seuls les Annamites s’y trouvaient et il cru être tombé dans un milieu japonais. Nous voyant ensuite il sourit enfin. Nous l’invitâmes à dîner et lui parlions évidemment de notre « Service géographique ». Je ne sais pas ce qu’il en pense, mais il a l’air très perplexe. Il nous dit que les Laotiens d’alentour sont inquiets de notre présence et, ne sachant exactement qui nous sommes, ils l’ont prié de s’en rendre compte. Alors… il conclura lui-même ! Par un tacite accord il ne nous demande rien. Il veut bien nous ravitailler lui aussi. La vie est belle !
Nous avons eu la visite de Donjon chef de la résistance du Laos, ainsi que celle du commandant de Vientiane.
N’ayant toujours pas de contact radio et mon émetteur étant à présent en panne, je vais aller incognito faire des essais sur la station de Vientiane. Je dois partir après demain, MICHELIN m’y emmènera. On fera coïncider mon arrivée avec celle du chaland venant de Thakhek, pour qu’un nouveau visage passe inaperçu dans la ville.
Je suis à Vientiane
J’ai à présent le contact radio avec Calcutta. On va pouvoir enfin travailler à fond. Le groupe a fait ces derniers temps beaucoup de reconnaissances et nous allons pouvoir en rendre compte au quartier général.
Je me promène un peu dans la ville et ne crois pas passer inaperçu. Il parait qu’on me prend pour un Américain ! Je dois retourner à Phou Ka Dam dans trois jours. J’y ramènerai du ravitaillement.
Je suis allé au cinéma. C’est très bizarre de penser que mes camarades dorment pendant ce temps, retirés de la société. À Vientiane, de nombreux portraits de Pétain ornent encore les murs et notamment au bureau de garnison. Cela est choquant car après tout de Gaulle est président du gouvernement. Mais on tient les gens d’Indochine dans l’ignorance absolue des événements extérieurs. La légion a fait beaucoup de tort dans les milieux français et de nombreux fonctionnaires gaullistes ont été déplacés.
J’ai croisé ce matin les deux japonais représentant les commissions
de Vientiane. Ils m’ont bien regardé moi aussi !
Je reviens à Phou Ka Dam. Le capitaine est heureux que nous soyons enfin en liaison avec Calcutta. Je suis content de retrouver mes compagnons, j’avais l’impression de les abandonner en ne partageant plus la même vie qu’eux.
Coup de théâtre !
Les Japonais ont déclenché leurs opérations de nettoyage contre les Français. Ils ont enfermés les militaires et civils des villes d’Annam, du Tonkin et du Laos.
À Thakhek, il y a déjà eu des exécutions.
Le bataillon de Vientiane se replie sur Ritaville après avoir essuyé quelques engagements avec des éléments japonais venus du Siam et qui avaient traversé le Mékong durant la nuit. Vientiane fut alertée par une section qui, se rendant au tir de Chinaïmo, tomba sur une patrouille japonaise qui ouvrit le feu. Des militaires de Vientiane ont été tués et d’autres blessés.
Nous allons quitter le Phou Ka Dam et nous enfoncer dans l’intérieur.
MICHELIN est venu en voiture nous prévenir. Il a pu quitter
Vientiane à temps, mais ne peut donner de nouvelles précises sur la
situation du bataillon. Une section laotienne qui se trouve à Paksane
va se grouper à nous.
Nous partons de Phou Ka Dam durant la nuit. Nous ne pouvons emmener tout notre matériel. Des chevaux nous ont été envoyés par le père FAGON qui sait maintenant qui nous sommes et nous aide au maximum.
Quelle nuit !
Ce transport à cheval dans les petits sentiers du Phou Ka Dam est
inimaginable ! Les chevaux se renversent à chaque fossé… Le
matériel se détache… Nous avançons prudemment ensuite sur la route
coloniale et obliquons vers le Phou Khoun où nous nous installerons
désormais.
Après avoir marché toute la nuit, nous sommes arrivés au petit jour dans le village de Ban Dan où le père FAGON nous attendait. Il fit la messe, puis nous repartîmes pour Nong Beua, étape prévue pour ce soir.
Je faisais en cours de route mes vacations radio avec Calcutta, chiffrant et déchiffrant ensuite nos messages. On ne nous apprenait pas grand-chose, si ce n’est qu’on était sans nouvelles aux Indes de la plupart des groupes de résistance, la majorité des stations clandestines ne répondant plus, surprises sans doute par le coup de force japonais. Il devait en exister une trentaine. On nous confirmait que le bataillon de Vientiane se rendait à Ritaville après avoir essuyé quelques accrochages avec les forces nippones.
Nous arrivons à Nong Beua dans la soirée. Nous retrouvons là, se tenant à notre disposition, le sergent-chef LEMAL qui avait la charge des chasseurs laotiens de Paksane. Cette section y avait été auparavant envoyée pour déguiser notre ravitaillement, car le Phou Ka Dam ne se trouve qu’à 25 km de Paksane. Nous faisons à Nong Beua la connaissance d’un autre missionnaire : le père SION. Nous passons une nuit dans ce village après avoir travaillé très tard à l’établissement des télégrammes pour le quartier général.
Nous voici installés dans le Phou Kout depuis trois jours. Notre campement est plus sommaire qu’auparavant car nous sommes appelés à mener une vie très mobile. Les chasseurs de la section laotienne se tiennent à 2 km de nous et nous avons avec eux une liaison par agents.
Tout s’organise. Nous avons trouvé des aires de parachutage. L’une s’appelle Grue, et nous devons recevoir sous peu des armes et de l’équipement pour tout notre monde.
Notre groupe augmente en effectifs. En effet, la garde indigène de
Paksane nous a rejoint également, ainsi que le groupe des douaniers de
Thathom, sous le commandement du sous brigadier des douanes BILLAUDY.
Nous avons eu hier notre première réception. Ce fut une chose mal
aisée car il fallut porter dans les cachettes en forêt, et rapidement,
près de trois tonnes de matériel. Les Laotiens sont ravis d’assister à
des parachutages. Tous sont très sympathiques et les villages nous
accueillent parfaitement bien. Le capitaine a décidé que nous
établirions notre refuge dans le Phou Ngou, région plus sûre et moins
accessible.
Nous sommes en pleine installation dans le Phou Ngou où nous faisons un campement magnifique. Nous avons même dressé un autel pour que les pères puissent dire leurs messes. Un troisième missionnaire s’est joint à nous : le père MORIN, sergent-chef de réserve.
Je me suis fait construire par les annamites une splendide baraque pour ma station.
Nous devons recevoir prochainement du personnel. Nous aurons besoin
de renfort en cadres pour instruire les indigènes.
Nous avons reçu aujourd’hui quatre parachutistes : l’aspirant GASSET, les sergents chefs LAMSON, GONNEAU et GAFFORJ. Sitôt leur arrivée le capitaine leur donne des ordres pour la destruction de ponceaux.
Leur parachutage s’est bien passé. Les indigènes étaient sidérés de
voir ces hommes descendre de l’avion en vol. Quelques femmes laos,
prises de peur, criaient « ils vont mourir ! ».
L’aire de parachutage était très grande, mais un vent violent emmena
nos quatre parachutistes atterrir juste dans le village de Nong Beua
où ils eurent un certain succès ! Nos chasseurs laotiens, très
fiers de nous donner la main pour le pliage des parachutes, se
gonflent d’orgueil.
Nous sommes toujours dans le Phou Ngou où le sous-groupe GASSET s’est également établi à 1 km de nous, après avoir accompli à la lettre sa mission de destruction.
De son coté, le capitaine a fait sauter avec l’aide de PICOT et des Annamites de notre groupe, les ponts métalliques de la Nam Sane et de la Nam Nhiep. Le Bac de la Nam Ka Dinh a été envoyé à la dérive par MICHELIN. Des chaloupes japonaises ont été également détruites sur la Nam Sane.
Le quartier général de Calcutta nous envoie ses félicitations, mais
nous conseille la prudence car, partout ailleurs, nos groupes de
guérillas sont pourchassés par les Japs. Nous recevons la consigne de
nous scinder en petits sous-groupes d’une vingtaine d’hommes au
maximum. Le capitaine va entreprendre l’exécution de ces ordres.
Nous continuons de recevoir de fréquents parachutages que nous
effectuons sur Gerfaut, aire de parachutage située à environ
10 km de notre refuge. En venant de Gerfaut pour nous
rendre au Phou Ngou, nous devons traverser deux villages laotiens, Ban
Na Kha Lom et Ban Kham Bon. Le deuxième village est au pied même du
Phou Ngou. L’accueil est toujours très cordial.
Le sous-lieutenant DEUVE (qui vient de passer à deux galons) a monté
le Service de Renseignement du groupe et a un réseau très étendu,
possédant des ramifications jusqu’à l’intérieur du Siam. Le capitaine
entreprend avec PICOT et nos cinq Annamites de nombreuses
reconnaissances, notamment dans la région de Muong Hong où nous
aurions à nous replier en cas d’attaque japonaise. Le chef de la
province de Borikhane, Monsieur THAO KHOU, nous promet toute son aide
ainsi que celle de son beau-frère NOUPHAT. Tous deux sont très
enthousiastes et très estimés dans la région.
Ce jour, alors que nous attendions le parachutage promis hier par
Calcutta et que le Liberator arrivait enfin, des tirs de DCA japonaise
venant de Paksane lui barrèrent la route. La situation se complique
pour nous. Paksane vient d’être occupé par les troupes japonaises et
tout parachutage devient impossible. Le capitaine envisage notre repli
vers Muong Hong.
Coup de Théâtre ! Alors que GONNEAU, GAFFORJ et PICOT se trouvaient au village de Ban Kham Bon, au pied de notre refuge, une dizaine de Japonais ont fait irruption dans le village. Nos trois amis purent quitter le Ban sans se faire voir et vinrent nous prévenir.
Le capitaine décide de quitter le Phou Ngou dans la matinée de
demain. Nous formerons deux colonnes. La première sous les
ordres du capitaine partira dans la direction de Muong Hong,
débouchant derrière le Phou Ngou. La deuxième, sous les ordres de
l’aspirant GASSET, prendra à travers brousse pour rejoindre Phak Buak
par la piste de Nong Beua. Nous devons nous retrouver dans quelques
jours aux environs de Muong Hong. Avec ma station radio, je suis la
colonne GASSET.
Nous avons quitté le Phou Ngou.
Notre colonne a traversé la forêt après de rudes efforts. Nous avions eu la chance d’avoir de la forêt clairière sur la première partie du parcours, mais ensuite ce ne fut plus du tout la même chose. N’avançant qu’au coupe-coupe, nous étions obligés de nous arrêter tous les cent mètres, attendant que l’équipe de tête ait débroussaillé. La végétation était telle à certains endroits qu’il fallait faire des détours invraisemblables et reprendre, à chaque fois, notre azimut à la boussole.
Nous avons enfin débouché sur la piste de Phak Buak après une nuit à la belle étoile, comme toujours, et presque rien à manger.
Nous sommes arrivés à Phak Buak dans la soirée du 23 avril. Nous
avons retrouvé là un autre missionnaire : le père CARIOU, qui va
se joindre à nous dorénavant. Se sont réfugiés aussi quelques Français
de Paksane. Je fais dans ce village mes vacations et informe Calcutta
de notre mouvement, demandant en outre un parachutage sur Vautour,
aire de la région de Muong Hong, pour le 27 avril. Nous repartirons
demain de très bonne heure.
Durant notre séjour à Phak Buak, l’aspirant GASSET a contacté le capitaine arrivé dans un village non éloigné. Nous allons poursuivre notre chemin, chacun de son coté.
Nous sommes parvenus dans la soirée à Ban Na Sa Noi, où, en principe, le capitaine nous rejoindra.
Chaque colonne a pu décrocher du Phou Ngou sans rencontrer de résistance japonaise. Les Japs doivent, à l’heure actuelle, fouiller consciencieusement notre ancien refuge, mais ils ne trouveront rien car nos cachettes sont sûres et nous avons emmené la plus grande partie de notre matériel.
Poursuivant notre chemin sur Muong Hong, nous avons appris que les Japonais y étaient déjà. C’est BILLAUDY et son sous-groupe de douaniers qui nous informe de cela. En effet, ils avaient quitté le Phou Ngou bien avant nous pour effectuer des reconnaissances dans cette région.
Nous devons donc renoncer au parachutage que nous allions recevoir. Nous avions, du reste, cherché à éviter toute piste car nous avancions à travers les « rays », parties de forêt abattues par les indigènes auxquelles ils mettent le feu en saison sèche. Et ces traversées de rays sont d’une difficulté inouïe en raison de l’inextricable enchevêtrement de troncs d’arbres et de branchages entremêlés.
Le capitaine ne nous avait pas rejoints à Ban Na Sa Noi, mais nous l’avons retrouvé à Ban Hat Kam, sur la Nam Nhiep. Sa colonne a eu plus de difficultés que la notre car ils eurent à séjourner un jour et une nuit dans la jungle, à leur sortie du Phou Ngou, fonçant sur Muang May. Aucune piste ne se présentait alors et ce fut pour eux la traversée affreusement pénible d’une forêt dense impossible à décrire. Ils durent ensuite longer des rivières, entrant dans l’eau jusqu’à la poitrine.
Mais le moral de tous est superbe. LAMSON s’est vu confier le commandement du sous-groupe de la garde indigène, composé exclusivement d’Annamites. Il a été épatant d’enthousiasme, entraînant ses hommes avec une bonne humeur et un moral élogieux !
À Ban Hat Kam, nous voici tous regroupés : le groupe de commandement que je réintègre, sous les ordres du capitaine FABRE, le sous-groupe LAMSON, le sous-groupe BILLAUDY, le sous-groupe GASSET et un autre sous-groupe confié au père MORIN et composé d’Annamites et de Laotiens. Un cinquième sous-groupe, sous les ordres de MICHELIN, s’est établi depuis le 15 avril environ, sur la Nam Nhiep, à l’ouest de Muong Hong.
Le capitaine décide de s’en retourner vers Phak Buak et d’organiser
des refuges dans le Phou Katta. GASSET partira de suite ainsi que
BILLAUDY, puis le reste de la colonne prendra la piste demain.
Toutefois, le groupe de commandement ira ce soir jusqu’à Xieng Ke, où
nous coucherons.
Après une nuit à Xieng Ke, nous avions commencé de prendre le chemin de Phac Beuak, mais des agents laotiens envoyés en éclaireurs par le lieutenant DEUVE viennent à notre rencontre et nous annoncent que les Japonais seraient passés à Phac Beuak ce matin et viennent vers nous.
Voici donc toutes les pistes bouchées par les troupes japonaises. Il ne reste qu’un moyen d’arriver avant eux à Ban Na Sa Noi et de là, obliquer vers la région de Phou Lom : par des pistes de contrebandiers. Nous avançons donc à vive allure et traversons Ban Na Sa Noi avant que les Japonais ne passent, puis recommençons notre grimpette pour les pays méos, ayant bien soin de tenir une arrière-garde au cas où les Japs nous poursuivraient.
La piste ? C’est un trop grand mot ! Le semblant de piste que nous devons emprunter alors est pitoyable !
De plus, nous n’avons guère de vivres avec nous et, pour ce soir, nous ne pouvons manger. Nous faisons halte à la nuit et un petit groupe est envoyé en avant pour chercher à manger dans un village.
Il pleut à torrent et nous passons la nuit recouverts de feuilles de bananiers. Je ne peux faire fonctionner mon poste sous cette averse. Nous n’avons qu’un espoir : c’est qu’au débouché vers Phou Lom, les Japs ne nous attendent pas sur la piste de Thathom Phou Lom.
Nous ne savons pas ce qu’est devenu le sous-groupe BILLAUDY parti en éclaireur sur Phak Buak. Le rôle serait moins difficile à jouer si nous pouvions avoir un bon accrochage avec les Japs. Mais les ordres de Calcutta sont formels : Éviter tout contact, la mission est de durer…
Les hommes sont partis hier soir pour chercher du riz et de la viande. Ils ne sont revenus que ce matin car le village est encore éloigné.
Après nous être rassasiés, nous poursuivons notre chemin. J’arrive à faire mes vacations vers midi, pendant que mes camarades mangent dans le Ban où nous sommes enfin arrivés. Nous repartons de nouveau et ne nous arrêterons que le soir pour dormir encore en pleine forêt.
Nous avons traversé aujourd’hui la piste de Thathom sans rencontrer de patrouilles japonaises. Nous nous enfonçons de nouveau dans la jungle et devons arriver demain à Phou Lom Noi, premier village méo.
Nous sommes exténués ! Nous n’avons pas cessé de marcher depuis notre départ du Phou Ngou le 22 avril ! Nous ne mangeons pas à notre faim et les étapes sont dures, en ce sens que nous grimpons toujours pour atteindre le pays méo situé à près de 1 500 mètres.
Nous sommes arrivés dans l’après-midi à Phou Lom Noi, après une escalade exténuante. Nous voici à 1 600 m d’altitude.
L’accueil des Méos a été pour le moins original ! Avant de faire notre entrée dans le village, nous avions envoyé en éclaireur le père SION qui parle le dialecte méo. Il s’avança donc seul en direction des cases du village, mais il aperçu à temps quelques Méos, groupés derrière les arbres et les buissons, qui le mettaient en joue ! Il leur fit de grands signes et leur parla de lion. Le chef du village, après maints pourparlers, consentit alors à le recevoir ainsi que toute la colonne.
Les Méos sont de curieux personnages, farouchement indépendants, comme on peut en juger par leur accueil. Leur faciès tire du Mongol. Ils ont les cheveux rasés sur le devant du crâne et très longs derrière, tombant jusque sur les épaules. Ils sont vêtus d’un boléro noir et d’une culotte arabe noire. Une ceinture rouge leur ceint les reins. Les Méos sont très sales, car ils ne se nettoient jamais, n’ayant d’eau que par des petits ruisseaux à cette altitude.
Nous demeurons à Phou Lom Noi pour ce soir, et demain nous avancerons
jusqu’à Phou Lom Nhiay que l’on aperçoit d’ici, village plus important
où nous comptons établir nos refuges pour la saison des pluies qui
vient de commencer.
Le chef de village de Phou Lom nous a magnifiquement reçu aujourd’hui, se mettant en frais pour témoigner sa sympathie. Il est très honoré de recevoir des Français, et notre petite troupe lui en a beaucoup imposé. Du reste, la totalité des chefs des villages traversés a toujours mis beaucoup d’empressement à nous satisfaire, tant Laotiens que Méos.
Un agent de DEUVE a rapporté que lors de l’invasion des Japs dans le village de Ban Kham Bone, le 21 avril dernier, le chef du village a été martyrisé par les Japs qui le blessèrent à coups de sabre, mais il ne dévoila pas notre présence dans le Phou, c'est-à-dire à deux heures de là.
Le capitaine a décidé de scinder les groupes immédiatement et de nous séparer par petits paquets pour éviter de grever le cheptel des villages qui nous accueillent. Le groupe de commandement demeurera à Phou Lom. Les sous-groupes MORIN et BILLAUDY encadreront le groupe de commandement. Quant aux groupes GASSET et LAMSON, ils iront établir leurs refuges dans la vallée de la Nam Muone, grossis du sous-groupe PICOT, que l’on a formé avec des chasseurs du Laos, et du sous-groupe LEMAL, constitué dans les mêmes formes.
Nous avons un terrain de parachutage sur un des sommets de Phou Lom.
Ce terrain est appelé Charognard. Calcutta nous promet
d’incessants parachutages.
La radio annonce l’armistice en Europe !
Des civils et militaires français sont arrivés chez nous ce jour. Ils ont pris la brousse depuis le 9 mars et viennent d’Annam.
Un groupe de trois hommes vient d’abord nous voir : un officier aviateur, le lieutenant MORLET, et deux adjudants de l’aviation. Ceux-là désirent poursuivre leur chemin vers la Chine où ils comptent avoir des avions pour reprendre la lutte au moment voulu.
Un autre groupe d’une dizaine d’hommes est venu par la suite. Il y a
aussi parmi eux trois civils : M. MARTHE, ingénieur des TP, M.
SARDA et M. DUPUIS, employés au Trésor. Tous les autres sont aviateurs
et viennent de la région de Dong Hoi.
C’est le premier parachutage que nous recevons, car le mauvais temps
a empêché tout drop depuis le 1er
mai, surtout dans cette région où nos Liberator sont obligés de voler
à 2 000 m et le plus souvent dans le brouillard. Les
parachutes sont presque tous tombés dans le village méo, à la grande
peur des habitants qui croyaient voir leurs cabanes anéanties.
Heureusement, aucune case n’a été touchée.
Des agents ont rapporté que les Japonais se trouveraient actuellement dans la région de Thathom et doivent venir à Phou Lom. Nous avons donc quitté les lieux et nous nous dirigeons à présent vers Muong Ngat, autre contrée méo.
Un sous-groupe supplémentaire a été formé avec le lieutenant DEUVE. Nous sommes tous séparés les uns des autres à présent, chaque groupe ayant sa vie particulière, mais néanmoins une liaison constante par agents existe. Au groupe de commandement nous ne sommes plus que deux Français : le capitaine et moi, avec dix hommes, dont neuf Annamites et un Laotien.
Nous sommes à Muong Ngat.
Dans un village entre Ban Muong et Muong Ngat nous avons fait la connaissance du Tasseng, le chef méo de district, qui nous a très bien reçus.
Nous recevons aujourd’hui par câble radio nos citations et nominations pour les destructions d’avril entreprises sur les communications japonaises. Calcutta nous annonce l’envoi de parachutistes pour le début du mois prochain. Nous nous organisons pour nous maintenir ici durant toute la saison des pluies. Le groupe de commandement restera à Muong Ngat, les sous-groupes BILLAUDY, MORIN et DEUVE demeurant à proximité. Les sous-groupes GASSET, PICOT et LEMAL sont employés le long de la Nam Muone. Quant au sous-groupe LAMSON, il partira sous peu épauler le sous-groupe MICHELIN demeuré à l’ouest de Muong Hong. Dans ce but, il devra traverser la piste Civet, piste reliant Xieng Kouang à Paksane, très fréquentée par les Japonais.
BILLAUDY a contacté dernièrement le Chao Muong de Borikhane, THAO KOU, demeuré parmi les Japonais dans son Muong, son district, nous rendant ainsi les plus grands services au point de vue renseignement. Ce dernier s’engage à faire passer la piste Civet au sous-groupe LAMSON.
Le dispositif actuel permet l’emploi maximum du renseignement dans
toutes les directions. De plus, si un de nos sous-groupes était
attaqué, il y aurait possibilité de le secourir rapidement.
Des tirailleurs rhadés nous ont rejoints à Muong Ngat. Ils avaient été
faits prisonniers par les Japs en Annam et Tonkin. Emmenés dans les
environs de Ban Ban, ils étaient employés sur la route Ban Ban – Sam
Neua. Ils s’évadèrent et nous trouvèrent ici. Nous les gardons près du
groupe de commandement.
Les Méos sont très gentils avec nous, et en particulier le Pho Ban et le Pho Tom, le juge, de Muong Ngat. Par contre, nous nous connaissons un ennemi, le Pothom de Phou Soum, et le surveillons étroitement.
Nous avons fait construire deux baraques à l’écart du village pour ne pas gêner les habitants. Nous pouvons nous reposer dans un site magnifique. L’air est très pur sur ces montagnes. On peut apercevoir de loin la chaîne annamitique. Nous ne sommes plus très éloignés de Xieng Kouang, où le groupement du capitaine SERRES doit évoluer. Nous n’avons aucune nouvelle des autres groupes, si ce n’est que le bataillon de Vientiane est parti en Chine. Nous attendons pour le 4 juin des parachutistes.
Trois hommes nous sont tombés du ciel ce jour : le capitaine de WAVRANT, le lieutenant PUGET et le sous lieutenant NICOLE. Nous avons également reçu une quantité industrielle de postes radios. Notre travail consiste à étendre le plus possible notre rayon d’action. Des opérateurs radios seront parachutés bientôt et il y aura autant de sous-groupes que de postes envoyés, c'est-à-dire huit supplémentaires.
Nous demandons l’envoi d’officiers et sous-officiers français pour encadrer les nombreux indigènes que nous avons avec nous à présent. L’effectif du groupement est actuellement de 150 hommes environ et il en arrive toujours, principalement des Rhadés et des Djarais, s’évadant des chantiers de Ban Ban où les Japonais les emploient.
Le groupe de commandement a été renforcé des trois officiers parachutés aujourd’hui, plus M. MARTHE qui a les fonctions d’officier du chiffre, car le capitaine et moi-même avons trop de travail pour nous permettre encore de coder les télégrammes. Nous avons demandé à Calcutta de faire des parachutages intensifs dans notre secteur, sur Pivert, aire de Muong Ngat.
Le capitaine de WAVRANT nous a rapporté les nouveaux ordres de
Calcutta : le commandement a changé aux Indes, le SR et le SA ne
sont plus qu’un seul service dirigé par le DGER. Suivant les consignes
reçues, nous devrons quitter prochainement le secteur que nous
occupons pour nous rendre de l’autre coté de la piste Civet, plus près
de Vientiane. Ce mouvement va être malaisé en raison des pluies,
d’autant plus que nous avons un nombreux matériel. Nous avons près
d’un mois de marche avant d’être rendus. Pour l’instant, nous ne
bougeons pas de Muong Ngat. Il faut auparavant organiser les
sous-groupes.
Le sous-groupe PICOT, établi à Sop Vieng sur la Nam Muone, nous a annoncé le passage dans son village d’un groupe de militaires français qu’il dirige sur notre PC. Ces Français sont arrivés à Muong Ngat aujourd’hui. Il s’agit de dix hommes : le commandant de GOËR de HERVÉ – que j’avais connu au 16e RTS sur la Somme en 1940, le lieutenant GOULET, les sergents chefs HARDOUIN, BELLENCOURT et WOERTER, le caporal PERRAZ et le soldat LECLAIR, accompagnés de quatre Annamites.
Ils viennent d’Annam et arrivent au Laos après avoir essuyé plusieurs attaques des Japs. Nous les accueillons du mieux que nous pouvons. Le capitaine a informé Calcutta de leur présence et les incorpore dans notre groupement. Ils vont former un sous-groupe supplémentaire.
Nos agents nous signalent que des patrouilles japonaises passeraient
prochainement à Ban Muong. Voici plusieurs bruits avant-coureurs
indiquant une tentative d’incursion japonaise dans notre secteur.
Les renseignements se précisent. Les Japonais seront incessamment à
Muong Ngat. Le capitaine décide de replier tout le groupement entre
Moung Ngat et la Nam Muone.
Nous avons fait mouvement ce jour. Après avoir caché une partie du
matériel et évacué l’autre partie, nous nous sommes rendus dans les
environs de Ban Na Noi, où le groupe de GOËR va cantonner. Le groupe
BILLAUDY est mis en avant-garde, les groupes DEUVE et MORIN en
arrière-garde, le PC est ainsi encadré.
Nous devons recevoir le 11 des opérateurs radios sur Pivert.
Catastrophe ! Guidés par des traîtres méos, les Japonais ont fait irruption à l’aube dans les villages occupés par les groupes BILLAUDY et de GOËR, assassinant sur leur paillasse le lieutenant GOURLET, le sergent chef BELLENCOUR, et les quatre Annamites du groupe de GOËR.
Voici comment se sont passés les évènements :
Dans la soirée d’hier, le capitaine FABRE avait décidé d’envoyer à Muong Ngat le lieutenant PUGET et le sergent-chef MARY, accompagné d’Annamites, dont le parachutiste KAO et mon aide radio LUAN, dans le but de rapporter du matériel radio. Ce petit groupe partit donc ce matin vers 6 heures. Ayant traversé le village de Ban Na Noi où était le groupe de GOËR et n’ayant rien vu d’insolite, ils continuaient vers le village où stationnait le groupe BILLAUDY, ayant mis en éclaireurs KAO et LUAN (photo ci-dessous).
KAO s’avançait seul en tête du petit groupe
qui lui avait été confié et à quelques centaines de mètres de
celui-ci. LUAN le suivait à 50 m. Soudain, KAO qui avait traversé une
petite rivière et n’avait pas prêté attention à un homme qui se
baignait à cet endroit, se trouvait déjà sur l’autre rive quand il vit
des vêtements japonais sur le sol. Mettant en joue le baigneur, il fit
signe à LUAN de déguerpir et de prévenir les autres ainsi que le PC.
Tenant toujours en respect son Japonais, KAO pensait que s’il tirait,
cela mettrait en éveil les autres Japonais qui devaient se tenir pas
très loin de là. Il s’approcha donc de lui et c’est dans une lutte au
couteau qu’ils s’expliquèrent. KAO réussit à l’emporter sur le Jap
qu’il noya. Puis, tout cela ayant demandé du temps, il songea à
déguerpir mais voulut savoir ce qu’il était advenu du sous-groupe
cantonné dans le village et du sous-groupe de douaniers cantonné un
peu plus haut. Il enleva donc sa tenue et, déguisé en Laotien,
parcourut les pistes de l’endroit, enregistrant d’intéressants
renseignements sur les Japonais qu’il pu dénombrer.
Averti par KAO, LUAN revint immédiatement sur ses pas, prévint PUGET et le reste de la colonne qui fit demi-tour pour prévenir le groupe de GOËR et le PC. Repassant par le village où devait se trouver le commandant de GOËR, ils entrèrent dans les maisons occupées par ce groupe. C’est alors qu’ils virent les cadavres de nos camarades. Ils vinrent en toute hâte dans notre village donner l’alerte.
Pendant que je pliais mon poste radio, le capitaine se portait avec quelques hommes à la rencontre des Japonais pour protéger le repli de ma station. Nous devions partir sur le champ, ce que nous faisions, laissant tout sur place, non sans avoir caché nos postes et nos sacs dans la forêt. Au moment où nous quittions le village, nous essuyâmes quelques rafales de fusil-mitrailleur et des obus de mortier, mais personne ne fut atteint. Pendant que MARTHE et LUAN, accompagnés du père CARIOU et de quelques Rhadés partaient en avant, je décidais de rester avec le capitaine de WAVRANT pour attendre le capitaine FABRE. Ce dernier ne tarda pas à nous rejoindre, nous annonçant que les Japonais étaient à quelques centaines de mètres de nous.
Nous poursuivons alors la piste, résolus à pénétrer en forêt à la première alerte car nous devions toujours, selon les ordres, éviter tout accrochage, ce qui se comprend car si notre groupe était battu s’en serait fait de toute l’organisation que Calcutta voulait mettre sur pied grâce à notre intermédiaire.
Nous arrivons dans un petit village méo que les indigènes avaient
évacué au bruit des mortiers et où cantonnait le groupe MORIN. Nous le
prenons au passage et poursuivons notre chemin vers la Nam Muone. Les
Japonais durent cesser la poursuite car nous n’avons plus été attaqués
et avons pu parvenir en fin de soirée dans un village méo où le
capitaine décidait de s’arrêter. Nous crevons de faim, n’ayant rien
mangé depuis le matin. Nous allons coucher dans ce village et nous
repartirons vers 5 heures du matin pour atteindre la Nam Muone dans
deux jours. Une garde va fonctionner toute la nuit.
Beaucoup manquent à l’appel. Nous sommes sans nouvelles de tout le groupe BILLAUDY. Le commandant de GOËR et deux sous-officiers de son groupe, MARTHE, LUAN, le père CARIOU, ont disparu. Nous ne restons plus que très peu de français : les capitaines FABRE, de WAVRANT, le père MORIN, SARDA, PUGET, NICOLE, FOUCHARD et moi. Il y a avec nous une poignée d’indigènes. Nous ne savons pas non plus ce qu’il est advenu du groupe DEUVE, auquel nous venions d’affecter le sergent HARDOUIN.
Les Méos du village où nous sommes se font un peu tirer l’oreille
pour nous donner à manger, mais nous avons avec eux une toute autre
attitude qu’auparavant. À présent que nous connaissons leur trahison,
nous sommes convaincus que tout a été manigancé par le Pothom de
Phou Soum. J’ai pris la garde avec MORIN.
Nous sommes partis avant l’aube. Nous ne pouvons pas emporter grand-chose à manger car le village est pauvre.
Nous venions de faire 4 km environ et faisions la pause lorsque arrivèrent des Méos armés de fusils. C’étaient les chefs du village que nous venions de quitter et quelques Méos. Ils prétendaient aller à la chasse ! Par mesure de prudence nous les avons entourés et désarmés, puis les avons employés comme coolies – ce qui déplait souverainement aux Méos.
Nous nous sommes arrêtés en pleine forêt, car il y a deux jours de marche sans aucun village pour atteindre la Nam Muone. Le chef méo prisonnier repose entre le capitaine FABRE et moi. J’ai, du reste, la tête sur son coupe-coupe. Nous n’avons presque rien à manger et il y a encore la journée de demain à passer sans nourriture. Ce soir, nous nous sommes partagés une ration K à cinq. Nous sommes fourbus après cette journée de piste.
Et quelle piste ! Inimaginable !
Nous marchons la plupart du temps à travers la jungle, traversant des
forêts de bambous et d’épineux, escaladant des falaises, passant des
rivières, suspendus à vingt pieds au dessus du vide par des lianes, ou
en équilibre sur des troncs d’arbres abattus au petit bonheur, ponts
improvisés, passant les rivières avec de l’eau plus haut que le
ventre, emportés par le courant, essayant de marcher dans l’eau sur
les galets, pieds nus, et ce sur des kilomètres !
Des semblants de piste où un homme passe à grand peine, des kilomètres dans une savane qui nous dépasse de deus têtes, cherchant à ne pas perdre la trace de celui qui précède. Et les insectes, les fourmis ! Et les sangsues qui s’agrippent à nos jambes nues et qu’on arrache par poignées ! Nos membres dégoulinant de sang !
On marche ! On marche !
Ne pouvant couvrir que de petites distances sous un soleil implacable, ou sous une pluie torrentielle ! Des jours de pluie sans discontinuer ! Des nuits sans sommeil à cause de la faim, de la soif, des nerfs, de l’humidité…
Durant ces déplacements nous nous nourrissons principalement de
troncs de bananiers sauvages. Et cela, cru évidemment ! Aussi des
pousses de bambous quand nous en trouvons… On croit arriver à la
limite de l’épuisement ! Et pourtant ! Quelle ressources
d’énergie encore !
Nous sommes sur les bords de la Nam Muone. Comble de malchance, la rivière est en crue et nous ne pouvons la traverser. Néanmoins, deux hommes se sont dévoués, le Laotien HIM et l'Annamite TUOC. Ils ont plongé malgré les rapides et ont réussi, après plusieurs tentatives, à rejoindre l’autre rive. Ils ont fait signe qu’ils allaient au village le plus proche chercher du secours. Deux parachutistes, AT et TINH, qui avaient essayé de traverser sur un radeau, ont été emportés mais heureusement ont pu regagner la rive.
Nous attendons donc que des pirogues viennent nous chercher.
Un grand malheur, une catastrophe, s’ajoute à tos nos maux : ni le radio NICOLE, ni moi, n’avons pu sauver nos cristaux d’émission ! Cela veut dire que même si j’ai un poste radio, je ne peux émettre ! Nous en sommes consternés car nous ne voyons pas de solution possible. Et Calcutta qui comptait sur notre réseau pour édifier une très importante résistance en Indochine…
Nous avons perdu deux hommes de plus aujourd’hui : le père MORIN et SARDA. Alors que nous avancions sur la piste, les coolies méos qui se trouvaient en tête de colonne simulèrent soudain une grande peur et tentèrent de se sauver de tous cotés en criant « Nippouns ! Nippouns ! » (Les Japonais !). Nous nous enfoncions aussitôt de chaque coté de la piste, nous mettant à l’abri derrière des arbres ou des buissons. Heureusement il n’y avait nul Japonais à l’horizon et c’était un stratagème des Méos pour tenter de s’évader. Mais alors que nous regroupions la colonne, nous aperçûmes que MORIN et SARDA manquaient à l’appel. Trop enfoncés sans doute dans la savane, ils n’entendirent pas nos cris de ralliement ou ne retrouvèrent plus la piste. Après les avoir cherchés longtemps, nous étions obligés de poursuivre notre chemin sans eux.
Nous sommes un peu démoralisés par tous ces coups du sort. Au groupe de commandement, la tristesse se lit sur tout les visages d’autant plus qu’il manque KAO, probablement pris par les Japs. Nous avions tellement l’habitude les uns des autres !
L’intention du capitaine est de contacter un des groupes restant au Laos pour lui demander de nous dépanner en cristaux d’émission. Or au Laos, nous ne connaissons que deux groupes : celui du capitaine SERRES dans la région du plateau du Tran Ninh, et celui du lieutenant TAVERNIER dans les environs de Thakhek. Jolie promenade en perspective !
Il est 18 heures et les premiers piroguiers apparaissent enfin. Les témoignages de sympathie des Laotiens nous amènent des larmes aux yeux. Nous embarquons et arrivons à la nuit tombante dans Ban Nam Muone où le Pho Ban nous fait un accueil merveilleux. Nous avons renvoyé nos coolies méos en les accablant de toutes les malédictions, non sans les avoir largement payés.
Je redeviens tout à fait optimiste. Nous avons repuisé toute notre énergie et le capitaine a décidé que nous ferons une expédition sur Muong Ngat pour reprendre nos postes et nos cristaux. Nous attendons qu’il ait mis cela sur pied.
Aujourd’hui, un facteur de chance : des parachutistes des environs de Thakek ont envoyé des émissaires qui ont réussi à nous trouver après avoir traversé le Siam. Nous espérons par eux avoir un poste. Ayant donné à ces agents un terrain fixé, nous y serons le 1er juillet pour qu’on nous parachute une station radio.
D’un autre coté, nos deux volontaires partis hier ne seront sur place que dans trois jours en descendant la rivière ; et ils la remonterons pour le retour, ce qui demandera trois fois plus de temps. Il n’y a qu’à attendre…
Un encouragement marquant nous est venu : THAO KOU, le
Chaomuong, chef de district de Muong Mai, s’est échappé de son
village où il était gardé par les Japs et nous a rejoint, mettant 300
partisans à notre disposition ainsi que tous les villages du Muong.
Je suis content : l’un de mes deux aides radio m’a rejoint. Il l’a échappé belle !
Il faisait parti du sous-groupe des douanes. Le 11 juin à l’aube, ils ont entendu des gens frapper à une case voisine de celle où ils étaient couchés (neuf hommes). Le plus vieux d’entre eux, un nommé NIENH, se dirigeait vers la porte de leur maison quand il reconnut des voix de Japonais. Alors que ces derniers pénétraient dans leur case, ils eurent le temps, alertés par leur camarade, de déguerpir par une porte de derrière. Pas un seul ne fut pris. Les Japonais étaient guidés par des Méos, porteurs de torches. Il paraîtrait que les Méos ont tiré sur des gens de chez nous. Cela devient grave.
Demain, départ au pays méo, voir de quoi il retourne et, s’il le
faut, expédition punitive.
Hier, première étape du chemin qui conduira à la récupération problématique de mon poste radio, nous avons couché dans un gentil petit village laotien ou les Phou Saos étaient très jolies et nos chasseurs se sont mis en frais. Ce fut une abondance de noix de coco et de maïs. Le maïs bouilli ou grillé est excellent !
À présent, nous venons d’arriver dans un autre village sur la rive gauche de la Nam Muone où réside le Tasseng, le chef des chefs des villages.
Comme j’ai un petit poste TSF récepteur miniature (20 cm x 10 cm), je puis écouter chaque jour les nouvelles. Hier, j’ai entendu que les USA promettaient au Japon toutes sortes de belles bombes dont le point culminant serait mars – avril 1946… ça promet ! On voit bien que ces messieurs ne font pas la guerre les pieds nus dans l’eau ! Les Laotiens sont vivement intéressés par ma petite TSF. Tant de bruit venant d’une si petite boite ! Je leur fait écouter un peu de musique de temps à autre.
On vient de nous offrir des fleurs, des œufs, de la canne à sucre, du choum et des jarres à profusion. On remercie le Tasseng par le truchement de l’interprète, car aucun ne parle français dans ces villages éloignés. On s’intéresse à la vie du Muong, le district, et promettons au Tasseng, pour après la guerre, une école, une infirmerie et une pagode, le tracé des pistes permettant des débouchés vers l’intérieur.
Toute la région où nous sommes est vraiment pour nous, à bloc. Ils ravitaillent et nous transportent en pirogue sans accepter aucun paiement.
Nous donnons un peu de quinine, ce qui est très apprécié. Nous sommes assez limités en produits pharmaceutiques. Nous prenons chaque jour l’atébrine et nous nous en trouvons bien. Pas d’accès de paludisme encore, bien que nous soyons tous paludéens à un assez fort degré. Pour ma part 70% microbes praecox et vivax. Heureusement je n’ai pas le phalsipharum, le plus mauvais et bien souvent mortel. Nous nous privons un peu de quinine pour en distribuer dans ces villages où aucune aide européenne ne parvient jamais. Mais nous ne pouvons faire beaucoup, car nous ignorons encore quand nous aurons des parachutages, et même si nous en aurons encore. Nous ne vivons que d’espoir !
Dans un village que nous avons dépassé, et qui s’appelle SOP VIENG, j’ai retrouvé LUAN, mon aide radio, puis le chiffreur MARTHE que le capitaine m’a adjoint depuis le 1er juin car j’avais trop de travail. Les pauvres gars ! Dans quel état sont ils revenus ! Voilà treize jours qu’ils déambulent en pays inconnu, après avoir passé cinq jours en forêt sans manger…
Il y a là également avec eux, le père CARIOU et le commandant de GOËR.
Après avoir échappé à la tuerie du 11 juin, le commandant de GOËR se trouva seul en brousse, démuni de tout, même de ses armes. Il erra 24 heures sans trouver aucune piste, suivant désespérément un sentier. Il tomba par hasard dans un village voisin de celui où l’attaque avait eu lieu. Il ne connaissait nullement le méo, ni le laotien, et devant ses mimiques expressives des Méos consentirent enfin à lui donner une boule de riz et le chassèrent de chez eux. Il continua donc d’errer encore.
Au bout de la 2e journée, il eut le bonheur de rencontrer sur une piste d’autres gars de chez nous qui s’étaient perdus également. Il y avait le père CARIOU, mon aide chiffreur MARTHE et mon aide radio LUAN. Tous ces hommes pourchassés de village en village restèrent cinq jours sans manger et parvinrent dans un état d’épuisement extrême à Sop Vieng sur les bords de la Nam Muone où du secours leur fut donné par des Laotiens.
À la suite de ces aventures, le commandant de GOËR de HERVÉ devint extrêmement faible et il fallut le transporter pendant de nombreux jours. Un de ses hommes, nommé LEMAIRE, mourut d'épuisement. Un seul de son groupe échappa à la mort, le sergent-chef HARDOUIN qui avait eu la chance d’être muté dans le Service de Renseignements quelques jours avant l’attaque Jap. Tous les autres furent assassinés, ou, contraints de prendre seul la brousse, moururent sans doute de faim ou de fatigue car nous n’en avons jamais eu de nouvelles.
Autres rescapés : MORIN et SARDA. Ils restèrent deux jours en forêt dense avant de retrouver la piste, n’ayant rien à manger, craignant à chaque instant de tomber sur des patrouilles japs. Par bonheur, alors qu’ils prenaient la piste dans le mauvais sens, remontant chez les méos, ils rencontrèrent KAO, l’annamite qui avait donné l’alerte lors de l’attaque du 11 juin.
Déguisé en Laotien, KAO marcha dans la brousse, se fiant à son flair, jusqu’à ce qu’il tomba sur la bonne piste menant à la vallée de la Nam Muone. Et c’est là qu’il rencontra SARDA et MORIN qu’il nous ramena. Il fut cité pour ses exploits où il fit preuve d’un esprit d’à propos et d’initiative remarquables.
Quelle guerre ! Si cela devait durer, je me demande si l’on envisage une relève quelconque. Et comment faire ? Les avions ne se posant pas. Sans compter que la saison des pluies va battre son plein sous peu et avec elles, les fièvres…
Enfin… Qui va piano va sano…
Victoire ! Nous avons réussi à reprendre aux Japs un poste radio et tous nos fanions de commandos.
Deux gars volontaires étaient partis au village méo où nous avions dû laisser un poste, mes quartz ou cristaux d’émission, nos sacs avec toutes nos affaires. Ils avaient avec eux douze coolies et étaient déguisés en paysans laotiens, occasionnellement acheteur d’opium.
Avec le capitaine, durant ce temps, nous avons bouché toutes les pistes. De nombreux agents japs étaient en train de nous signaler dans la région, il fallait faire très vite. De plus, un important mouvement jap nous encerclait et devait anéantir notre groupement alors concentré le long de la Nam Muone. Heureusement, une révolte au Siam rappela toutes les troupes japonaises à la frontière Thaï et ils nous lâchèrent. Nous l’avions une fois de plus échappé belle car la vallée où nous étions contraints de séjourner était une véritable souricière, à moins de prendre encore une fois la brousse. Mais, sans liaison radio, c’était une impossibilité absolue, cela aurait été la mort certaine.
Comme nous avions appris que les Méos avaient tout pillé et qu’aucune de nos cachettes n’était restée sans visite, nous avons fait dans les maisons méos une fouille tout ce qu’il y a de plus en règle. Les Méos, surpris de notre retour si prompt, s’enfuirent. Et nous avons réussi à dénicher dans des coins inimaginables quelques accessoires radios, nos fanions et quelques affaires personnelles, dont mon rasoir auquel je tenais, car la barbe poussait dru. Mais il manquait le principal : mes cristaux d’émission. Après une fouille plus approfondie, on en découvre cinq, mais aucun de mon poste. Tant pis ! Nous devions filer au plus tôt par sécurité. Il y eut bien quelques coups de fusil lors de notre départ et nous soupçonnons fort les Méos de cet exploit, mais personne d’atteint.
Dans un village laotien, le 28 juin, je m’efforce de constituer une station avec les débris des trois autres postes récupérés, différents et incomplets. En fin de journée, je parviens à mettre en état un ensemble d’émetteur. Mais une autre difficulté plus grande s’élevait. Mes cristaux d’émission n’étaient pas de la longueur d’ondes habituelles de trafic avec Calcutta. Je pouvais recevoir, mais pas émettre. Il existait une différence de 6/10 de mégacycles avec mes cristaux ordinaires. Puis une autre difficulté, je n’avais pas d’acide pour mes accus. À tout va, je tente la chance : je recueille de l’eau de pluie et je charge mes batteries avec un générateur de fortune.
Le 28 juin au soir, j’appelle Calcutta – CGS de BKS – sur une fréquence approchante, n’ayant pas la mienne. Pas de réponse ! Le capitaine et moi, les seuls au courant de la tragique situation car nous n’avions rien dit aux hommes, n’en avons pas dormi. Nous étions tous très découragés.
Le 29 au matin, j’appelle de nouveau et, chance inouïe, je tombais à l’autre bout sur un radio consciencieux qui prit la peine de chercher un peu sur son condensateur de réception, et Calcutta m’entendait de nouveau après un silence de dix huit jours !
Nous étions sauvés !
Vous dire la joie du capitaine et la mienne est inexprimable. J’en aurais pleuré à la fois de bonheur, de fierté, de reconnaissance. Ce petit contact radio suffisait à nous sauver, à sauver toute l’organisation des commandos de la région du Laos qui nous avait été confiée et pour laquelle le commandement avait mis en nous tous ses espoirs. C’était le moyen, à nouveau, de servir au maximum.
Et depuis je fonctionne avec les moyens du bord. Il y a de grosses difficultés encore, mais nous sommes sauvés et c’est là le principal.
Le 10 juillet Calcutta nous enverra des postes neufs et, enfin, le courrier.
Huit jours - et quel jours ! D’un silence absolu, pendant lesquels la vie de 200 personnes était en jeu. Recevoir enfin de nos nouvelles, apprendre nos aventures, nos morts et notre travail. Le colonel nous envoya immédiatement le message suivant :
« Joie vous entendre STOP Étions terriblement inquiets STOP Tous se réjouissent votre câble et pensent à vous STOP Félicitations pour votre magnifique conduite STOP Faisons impossible pour vous parachuter au plus tôt postes et tout ce que vous demandez ».
Nous avons fixé le 10 juillet. En effet, nous ne pouvons recevoir où
nous sommes car les japs le sauraient de suite. Nous irons à deux
jours d’ici par des sentiers de buffles. Nous sommes satisfaits et
contents.
Hourra ! Reçu câble de Calcutta : « Dans Golfe du Tonkin
commando français en liaison avec forces chinoises a occupé un île et
emporté aérodrome STOP Patience votre tour viendra STOP Courage
amitiés STOP Colonel Cdt DGER ».
Des parachutistes ont été lancés chez nous. Ils sont trois
« mission spéciale » : relever les coordonnées des
camps de prisonniers dirigés par les Japonais et les centres de
concentration de populations civiles. On agrandit le réseau.
Fin juillet, nous recevons par un parachutiste l’ordre d’aller nous établir, pour le 10 août, dans le secteur de Vientiane, c'est-à-dire à 300 bornes d’où nous sommes. En saison des pluies ! Rendez-vous compte ! Et puis il y a à franchir une zone très dangereuse, la piste Civet qui relie Paksane à Xieng Khouang et que les Japs empruntent continuellement. Nous sommes partis le 29 juillet. Le 30 je suis obligé d’abandonner mes chaussures et je marche pieds nus. Je finis par ne plus sentir les racines, les ronces, les fourmis, les sangsues, les graviers. Les pistes sont toutes inondées et nous marchons dans une véritable vase qui monte parfois au dessus des genoux. Des jours interminables !
Le 4 août, nous arrivons à hauteur de cette fameuse piste. Des guides y ont vu passer 300 Japs la veille et, le matin même, un général japonais avec tout un détachement. Nous devons attendre la nuit sous une pluie torrentielle car nous n’avons d’autre ressource pour rejoindre notre secteur que d’emprunter cette piste sur 3 km. Nous attendons stoïquement sous l’averse, cachés en forêt toute un après-midi. Nous nous mettons par petits groupes autour de petits feux et subissons cette baignade forcée. Nous avons l’habitude, il pleut pendant des mois…
À 20 heures, en route ! Nuit la plus complète. Ne nous voyant pas et ne pouvant allumer les torches, de peur d’attirer l’attention des japs qui cantonnent à 4 km de là, nous avançons sans bruit, nous tenant par le ceinturon. Il faut dans l’obscurité enjamber des troncs d’arbres. Bref, toutes les surprises des pistes déjà pas belles en saison sèche. Nous avons mis quatre heures pour franchir ces 3 km !
Puis, la piste franchie, une rivière nous attendait. À la flotte jusqu’à la poitrine ! Et pour mettre de la distance entre les Japs et nous, on a marché, marché pendant trois jours et trois nuits. Quel calvaire ! et j’étais toujours pieds nus ! On a regrimpé chez les Méos, on est redescendu dans la vallée, on a franchi des rivières et des rivières… Et nous voici à 5 jours de la capitale. Plus de 300 bornes en 11 jours !
Épuisés. Mais nous étions à la date fixée par Calcutta – qui évidemment ne connaît l’itinéraire que sur une carte. Résultat : finalement, la fin de la guerre étant proche, on ne nous a pas envoyé les parachutistes annoncés !
Je suis littéralement épuisé. On va devoir se porter sur Vientiane.
Comme c’est le dernier effort, j’espère y arriver. Mais je donnerais
gros pour qu’on me fiche une paix royale ! J’ai 40° de fièvre.
C’est dû à notre séjour actuel en pays malsain. Mais nous devons
rester là encore quelques jours, attendant à proximité d’une aire de
parachutage qu’on nous envoie des habits et des armes, tout ce qu’on
possède étant rongé par l’humidité. Les armes sont inemployables, les
vêtements sont pourris. Je n’ai plus rien à me mettre, je n’ai même
pas de chaussures. Je ne mange rien depuis quelques jours. Je suis
pompé, pompé, pompé !
Je viens d’apprendre par la radio la Fin de la Guerre !
À présent que la guerre est terminée, nul doute qu’il y aura une
légion de volontaires pour être parachutés ici… Depuis que nous sommes
au Laos, jamais un docteur n’a eu le courage de s’y faire parachuter.
Nos blessés ? Ils crèvent par manque de soins.
Fièvre toujours. Il a fallu repartir sans avoir reçu ni vivres, ni médicaments. On doit poursuivre notre chemin car il faut entrer dans Vientiane sitôt que les Japonais l’auront évacué. La belle gueule qu’on aura !
À présent, nos QG se font des politesses avec les Japonais. Les câbles que je reçois sont trop drôles : il parait que nous n’avons pas qualité pour traiter avec les Japs, car il y a des commissions de créées. Si nous n’avons pas qualité, qui peut bien l’avoir ? Qui aurait fait plus que nous ici ?
Nous sommes toujours en pays de rivières, impraticables en pirogues à cause des crues. Nous devons les traverser à gué. Bien souvent, nous n’avons pas pied et un de ces courants nous entraîne. Trop fatigué, je ne les passe pas seul. Deux Laotiens me soutiennent. Je suis fébrile à un point ! Je me sens fondre. Vivement que cela finisse ! Il parait que les Japs ne veulent pas se rendre en certains points. On est sensément prié de bien vouloir relever ces « Messieurs » lorsqu’ils auront consenti à vider les lieux. Scandaleux ! On nous interdit à présent de leur casser la gueule. On nous interdit également les représailles vis-à-vis des Annamites qui leur ont prêté la main… Je suis écœuré.
Journées extrêmement pénibles. Aujourd’hui, nous avons mis 3 heures pour faire 4 km, traversant dix-huit fois une rivière parcourue de violents rapides. Je suis vanné. Cette jungle depuis sept mois ! La suinteur des forêts, l’étouffement dû à la chaleur, le paludisme, le manque de médicaments, le manque de vêtements pour se changer quand nous sommes trempés, cette nourriture constituée exclusivement de riz gluant, de maïs bouilli ou de pousses de bambou, tout cela nous accable, nous empoisonne et nous le sentons bien, mais nous ne voulons pas subir cet écrasement de toutes ces choses matérielles !
Et puis, à quoi bon se lamenter ! Ce serait à refaire, on pourrait encore compter sur nous… Alors… Quelle drôle de vie ! Les pistes jugées impraticables nous les utilisons ; les rivières infranchissables, nous les traversons. Plus rien à se mettre ! La mangeaille nous dégoûte ! Mais on arrivera à nos fins… au but… parce qu’on le veut !
Au départ de l’étape d’hier, je me suis évanoui à deux reprises. Puis, à la première rivière que je dus passer en équilibre sur des bambous, je me suis encore évanoui. Mais seulement arrivé sur l’autre berge, heureusement, car avec les rapides, inutile de rechercher un corps là dedans. La seule ressource est de s’agripper à n’importe quoi, un bambou, une branche, un rotin, des racines… et je vous prie de croire que moralement je m’accroche aux branches et je serre les dents !
Un bon ami laotien, le Chao Muong de Borikhane, nommé THAO
KOU, a été très chic avec moi et m’a beaucoup aidé durant ces étapes.
La gaieté ne m’abandonne pas quand même, mais, Bon Dieu ! …
que j’ai vieilli.
Hier, je n’ai pu faire l’étape entière et,
avec mon aide et M. MARTHE, nous nous sommes arrêtés à la tombée de la
nuit, ayant été très distancés par le gros du détachement qui fonçait
à vive allure, comme c’est l’habitude du capitaine FABRE. En pleine
forêt, mon fidèle LUAN est resté avec moi et m’a construit une petite
case avec des feuilles de bananiers. On a fait du feu toute la nuit,
mais on n’a pas dormi, d’abord parce que le feu se serait éteint, et
qu'il pleuvait dans notre abri. Et puis, pas de couvertures, pas de
moustiquaire, rien à manger, encore une fois des troncs de bananiers
et une ration K pour trois, pas d’eau… La vie rêvée quoi !
Mais, Bon Dieu de Bon Dieu ! Si ça n’était pas pour la France et pour la Liberté !
Le capitaine m’a envoyé trois hommes pour me chercher, avec un mot s’excusant d’avoir exigé un tel effort de moi… Ce matin, je l’ai rejoint tout doucement, il m’attendait. Il est ennuyé de me voir dans cet état. À cause de moi, on perd 24 heures. Il ne me l’a pas dit, mais je sais bien, et il a raison, qu’il y a d’abord la mission. Mais pour que le capitaine consente, à quelques jours de Vientiane, à donner un repos de 24 heures, je dois en avoir un impérieux besoin. Je suis navré.
Je me suis retapé toute la journée en dormant lorsque les vacations
radio me le permettaient, car toujours, toujours, j’ai eu mes liaisons
à assurer étant le seul radio – Calcutta n’a jamais prévu qu’un radio
pouvait tomber malade ou pire … Heureusement, MARTHE se charge du
chiffre et je me sens heureux comme un roi fainéant. Du reste, je n’ai
plus la tête à chiffrer. Je veux dormir… dormir… dormir… Toutes mes
aspirations, tout mon avenir, se concentrent dans ce mot :
dormir ! Je me fous de la guerre, de la paix, de la bombe
atomique, des petits oiseaux et de tout et tout… je veux dormir !
Il y a trois jours, je l’ai échappé belle !
Nous descendions une rivière en radeau, la Nam Sane. Il y avait des quantités de rapides et mon radeau s’est retourné trois fois en deux heures de temps. Pas moyen de nager dans un tel courant et croyez bien que jamais je me suis tant raccroché à quelque chose qu’aux bambous de mon radeau renversé, de toutes les forces qui me restaient. Comme quoi, on a en soi une ressource d’énergie inestimée ! Par suite d’une mauvaise manœuvre de nos piroguiers laotiens qui conduisent les radeaux à la perche et qui, n’étant pas de la région, ne connaissaient pas bien cette rivière, mon radeau s’est mis complètement sur le dos. Par un bonheur extraordinaire, mon sac est resté accroché par la bretelle. Heureusement, car mes cristaux d’émission étaient dedans !
J’ai perdu ma mitraillette. MARTHE a perdu son chapeau, et NGINN a perdu ses affaires personnelles dont 2 000 piastres. Mes deux camarades lieutenants appelés MARIUS et PANISSE, ont perdu leur station radio, leurs sacs, les codes chiffrés et des paquets de feuilles d’or, ainsi que leurs armes. Huit radeaux sur les douze construits par le détachement se sont retournés, et certains, comme le mien, plusieurs fois. Il a même fallu en reconstruire en cours de route le long de la rivière et nous sommes restés 4 heures sur des arbustes enracinés dans l’eau, attendant que les Laotiens construisent un pont improvisé pour regagner la rive. Quelle journée ! La plus mauvaise de mon existence.
Découragés, nous décidions d’emprunter la forêt, espérant trouver une
piste. Bien nous en prit, car nous découvrîmes un sentier tracé par
les éléphants qui nous mena à proximité du village qu’il fallait
atteindre : Xieng Mi. Mais que de sangsues, je n’en ai
jamais tant vues !
À présent, nous stationnons sur un terrain de parachutage,
c'est-à-dire une immense rizière baptisée ainsi. Il parait que les
Japs nous recherchent encore. C’est le bouquet !
Et nous attendons toujours le ravitaillement promis - le nôtre est épuisé - ainsi que les vêtements annoncés - les nôtres sont l’ombre de ce qu’ils étaient - et une station radio neuve - la mienne est inondée.
Nous sommes à deux jours de Vientiane. La politique exige toujours
que nous attendions le bon vouloir des Japs pour occuper la ville à
notre tour.
Ça y est ! On colle à FABRE les galons de commandant, et on me bombarde sous-lieutenant. Ça fait plaisir !
Mais on voudrait bien avoir à manger et de quoi se cacher le cul. Dans le village où nous sommes, j’ai emprunté un pantalon au Pho Ban. J’ai une de ces touches ! Et toujours rien reçu … Ah si, des promesses ! Et pas de cigarettes. On fume le tabac méo du Laotien qui vous donne un de ces hoquets ! On fume même le thé !
Le commandant FABRE a décidé de partir devant nous pour voir si les
Japs se décidaient à dégager. Je dois demeurer avec mon poste sur
l’aire de parachutage, attendant les avions.
Nous recevons enfin des drops, mais pas de vêtements. On
rentrera à poil dans Vientiane avec le pistolet où je pense. Nos gars
ont pourtant bien mérité une culotte ! Et le prestige
alors !
J’ai rejoint le commandant, de guerre las, les armes et les vêtements n’arrivant toujours pas. Nous sommes installés à Ban Keun, à 60 km de Vientiane. Il y a une route locale, une vraie route avec des bornes Nom de Dieu ! Et nous ne rentrons toujours pas dans Vientiane ! Vous savez bien, voyons, les Japs y sont toujours…
Nous avons de quoi habiller 20 hommes sur 200. Alors, inutile de se
presser. Et puis, il nous manque toujours de l’armement. Nous décidons
d’habiller nos tirailleurs avec des parachutes.
Patatras !… Le vice-roi, Son Altesse le Prince PETSARATH, a proclamé l’indépendance du Laos. Les Japs sont partis.
La situation est amusante. Le roi, lui, a proclamé son rattachement à la France, mais comme le roi est à Luang Prabang et que, ici, c’est PETSARATH qui commande... Ce vice-roi rattache à la couronne des territoires du Sud-Laos qui étaient administrés spécialement, proclame l’indépendance absolue du Laos et assure la protection des Français, car il y a, à Vientiane, de nombreux Français qui avaient été internés par les Japs.
Qu’est-ce que tout cela va donner ? L’élite laotienne ne comprend pas plus de deux ou trois familles. On est loin des 200 familles de France.
Nous sommes toujours dans Ban Keun. Nos agents nous renseignent sur l’évolution des évènements politiques à Vientiane. En plus du mouvement « petsarathiste », il existe un autre parti plus redoutable, le Viet-Minh, constitué par les annamites. Vientiane a 10 000 habitants dont 1 000 Français, 3 000 Laotiens et le reste Annamites et Chinois. Ceci est du à ce que le Laotien, surtout paysan, laisse l’artisanat des villes aux Annamites. Mais ils ne peuvent pas se sentir. Pourtant, PETSARATH, pour appuyer son mouvement compose avec eux, bien que ne les aimant pas.
Ajoutez à cela que la zone où nous sommes se trouve au dessus du 16e parallèle, et que, par suite d’accords internationaux, cette zone doit être occupée par les Chinois. Donc, nous ne sommes pas maîtres chez nous. Ce n’est pas l’avis du commandant FABRE qui ne demande que l’occasion de le prouver.
À Luang Prabang, ils n’ont pas d’ennuis du côté annamite car le roi
SI SAVANG VONG et le prince SAVANG, prince héritier, se sont
toujours opposés à leur invasion dans leur contrée. La situation
se présente donc assez complexe, mais il faut toujours attendre
d’entrer à Vientiane. Le prince PETSARATH nous a promis de nous
faire chercher.
Nous avons reçu un messager du prince PETSARATH nous disant officiellement que les Japonais avaient quitté Vientiane et invitant le commandant et son état-major à venir dans la ville. Le commandant ira avec FAUROUX, PEUTAT, HARDOUIN et MORIN. Moi, je suis cloué au poste radio.
Derniers renseignements : Annamites et Laotiens rebelles
seraient armés avec les mitraillettes que leur auraient laissées les
Japs avant de partir, puis aussi, ce que nous soupçonnons fort, par de
« grands alliés ».
Le commandant a eu une entrevue avec le vice-roi et avec les chefs rebelles. Nous allons occuper Vientiane. Demain je dois y aller installer ma station.
Comme nos hommes ne sont pas encore habillés, seul le groupe de commandement ira en ville, les autres attendront que les tailleurs annamites mobilisés aient fini de confectionner leurs tenues avec les toiles de parachutes. Pour ma part, je suis obligé d’emprunter veste et pantalon, car je n’ai qu’un malheureux sampot et mon « tchapeau » austro.
Les copains qui sont revenus de Vientiane y ont été reçus à bras
ouverts par la population française devenue soudain gaulliste. Il
paraît que les femmes sont charmantes. Décidemment, il faut que je
m’habille ! Je n’ai plus l’habitude. Nous sommes vraiment plus
sauvages que nous l’imaginions.
Une auto est venue me prendre et je suis enfin entré dans la capitale laotienne, seul avec le père MORIN, promu adjoint au commandant. Je ne pouvais pas remplir ces fonctions officiellement puisque j’étais le radio du groupement. Mais en fait, nous nous entendons très bien MORIN et moi. Nous faisons ensemble le travail d’adjoint.
J’ai installé ma station à la villa où sera dorénavant le PC. Villa assez vaste et jolie, occupée précédemment par M. GRETHEN, ancien chef de la Garde indigène, assassiné à Thakek par les Japonais qui ont fait là-bas un véritable carnage, fusillant notamment deux évêques : Mgrs GOUIN et THOMINE.
J’ai déjeuné à la mission catholique avec le père qui m’a présenté aux sœurs et aux missionnaires précédemment internés par les Japs.
Nos avions ont survolé la ville au moment où le commandant faisait son entrée. Gros effet ! Les Français et les Laotiens sont très heureux de notre arrivée. La population laotienne est pour nous. Les Annamites nous regardent d’un mauvais œil. Les Français nous invitent de toutes parts. Je ne puis accepter d’invitation, j’ai un travail fou.
Enfin, nous y sommes dans cette ville ! Non sans mal !
La tension politique s’accroît. Nos tirailleurs sont insultés par la
population annamite. Les civils français sont menacés. Le vice-roi
nous promet une garde qui sera certainement inefficace.
Nous câblons à Calcutta de nous envoyer des renforts de toute urgence, ainsi que des armes et des vêtements pour la énième fois.
Le Viet-Minh est puissant et veut notre départ de Vientiane. Le
vice-roi fomente une révolution et dresse la milice laotienne contre
nous. Les effectifs rebelles laotiens ne dépasseraient pas 200, mais
les Annamites sont plus de 5 000. Les marchands annamites
refusent de vendre aux Français. Notre marché devient difficile.
Nous sommes obligés de nous retirer momentanément de Vientiane, car nos troupes non armées ne peuvent encore entrer dans la ville. Le commandant FABRE demeure seul dans Vientiane. Il va en liaison avec l’officier anglais de Nong Khay, au Siam, faire évacuer tous les civils français sur la Thaïlande. Nous projetons de rentrer en force par la suite, lorsque l’évacuation sera terminée et lorsque nous aurons enfin reçu l’armement demandé.
Je remets ma station à Ban Keun. Nous sommes en liaison avec le
commandant par agents cyclistes.
Je suis à Ban Keun. Un câble de Calcutta nous annonce des renforts. Enfin ! Ce serait un Commando du CLI qui serait parachuté. Une autre difficulté s’élève du fait que la zone où nous sommes doit être occupée par les Chinois, et qu’il nous est interdit, par suite des conventions d’armistice, de recevoir des armes et du personnel au dessus du 16e parallèle, zone chinoise.
Nous demandons à Calcutta de faire malgré tout ces parachutages, car
il y va de notre prestige dans la capitale du Laos.
Tous les civils français ont été évacués sur la Thaïlande, à Nong Khay. Ils seront par la suite dirigés sur Bangkok par les soins du major WINN qui nous aide admirablement. Cet officier anglais vient voir le commandant FABRE chaque jour à Vientiane et parlemente avec le vice-roi pour aplanir les difficultés dues à l’hostilité des annamites. La tension s’aggrave de jour en jour. Le Viet-Minh devient très puissant et reçoit ses consignes d’Hanoï, malgré la présence dans cette ville des autorités chinoises, et peut-être bien grâce à cela.
Malgré tout cela, notre Service de Renseignement se déploie favorablement car l’immense majorité des Laotiens défend notre cause et est, elle, hostile aux Annamites.
On a demandé à recevoir les renforts annoncés pour le 16 au Laos
même, sur le terrain d’aviation de Vientiane, car les troupes
d’occupation chinoises sont annoncées pour le 22 courant. La tactique
sera de faire avancer nos troupes de Ban Keun par les trois routes
débouchant à Vientiane. Une par la route coloniale n°13, une par la
route de Ta Deua, déversant du Siam, et une par la route de Luang
Prabang où se trouve le terrain d’aviation. Ce parachutage de troupes
para aurait un effet moral formidable sur la population. Nous avons
enfin reçu à Ban Keun de nombreuses armes.
L’arrivée des renforts est reportée à cause de difficultés
internationales. Nous sollicitons cette arrivée pour avant le 22, afin
de nous permettre de faire un coup de force sur les principaux
bâtiments administratifs de Vientiane et éviter qu’ils ne soient pas
occupés par les Chinois. Nous proclamerions alors l’état de siège et
perquisitionnerions dans les quartiers annamites pour les désarmer.
Nous avons besoin de 500 hommes pour cette opération.
Rien n’arrive ! Le commandant décide de commencer le mouvement
sur Vientiane sans attendre le renfort. Je pars avec le groupe qui
doit occuper la route de Luang Prabang.
Le commandant est venu me chercher dans la nuit avec ma station et le groupe de commandement. Un Laotien est venu nous prendre en voiture. Nos troupes, moins les renforts qui n’ont pas été parachutés, sont entrées au complet dans Vientiane à l’aube, passant sous les arcs de triomphe en fleurs que les Annamites et les Chinois de la ville avaient dressé pour la réception des troupes chinoises devant arriver demain.
Le Viet-Minh est furieux et complote. Nous avons alerte sur alerte.
Nos 200 hommes occupent tôt le centre de la ville. Nous sommes
disposés en carré et prêts à toute bagarre. Nous sommes en nombre trop
inférieur pour occuper les locaux administratifs et nous éparpiller
dans la ville. De même, les fouilles ne nous sont pas permises car
nous sommes trop peu nombreux. En principe, nous devrions recevoir les
renforts demain. Comme les opérations ne peuvent se faire en
Indochine, la difficulté a été tournée avec l’accord des anglais qui
nous aident au maximum. Les commandos seront parachutés au Siam et
traverseront le Mékong immédiatement.
Soixante commandos français ont atterris à Nong khay où la liaison anglaise et les réfugiés français les ont accueillis.
Les commandos étaient à Vientiane à 12h30, mais à 13h00 les officiers chinois faisaient leur entrée dans la ville. Il était trop tard pour faire le coup de force. Ceci aura sans doute des répercussions incalculables dans l’avenir. Nous avons déjà eu deux incidents graves avec les Chinois. Il soutiennent ouvertement le Viet-Minh et le Lao Issara, le parti de PETSARATH.
Le vice-roi PETSARATH et le chao Kkoueng, le préfet de Vientiane, XIENG MAO, font appliquer contre nous une série de mesures violemment anti-françaises, notamment défense de nous ravitailler et de nous transporter. Ils sont appuyés par les Chinois malgré l’intervention anglaise.
Des officiers américains on été parachutés et sont venus demander audience au commandant FABRE. J’y assistais ainsi que le lieutenant KLOTZ, récemment parachuté dans la région de Thakek, et le père MORIN. Les Américains, avec un officier de liaison chinois, nous ont demandé, le 21 dans la soirée, de quitter Vientiane pour, en somme, laisser aux troupes chinoises le triomphe de faire une entrée en libérateurs dans la ville. Le commandant FABRE a répondu : « J’y suis, j’y reste ! »
À une question du lieutenant KLOTZ, qui demandait au major américain en quelle qualité il se permettait de faire cette démarche, le major répondit qu’il faisait partie du comité de libération des prisonniers alliés en Indochine. KLOTZ lui rétorque qu’il faisait également partie de ce comité et ne lui reconnaissait pas qualité de solliciter notre départ de Vientiane. Nous avons l’impression que c’est avec PETSARATH, chez qui les Américains avaient déjeuné, qu’ils ont tenté cette démarche. Nous avons en outre des consignes de nous méfier du jeu des Américains en Indochine. KLOTZ, qui connaît parfaitement la langue anglaise, a surpris toute la conversation entre les Américains et les Chinois.
Le roi du Laos, SISAVANG VONG, nous est favorable et a ratifié un
traité reconnaissant le protectorat de la France, mais ce roi n’a
aucun pouvoir sur les territoires de la région de Vientiane,
entièrement sous la coupe de Son Altesse PETSARATH. Le commandant
MORLANNE, venant de Luang Prabang où il avait été récemment parachuté,
nous a averti de faire bien attention : les Chinois ont désarmé
les troupes françaises du colonel IMFELD à Luang Prabang…
Un incident grave.
D’accord avec le vice-roi, nous devions occuper le Pra kéo, grand temple de Vientiane, où existe un stock d’armes et munitions laissés par les Japonais. Nous avions donc envoyé un détachement des commandos.
Une demi-heure plus tard, les Chinois faisaient irruption et tenaient nos troupes en respect. On soupçonne fort ce même vice-roi d’avoir demandé cette intervention des Chinois. Nos consignes étant d’éviter tout incident, nous avons été contraints de laisser la place.
Notre SR nous dévoile que les Chinois tenteraient sur nous le même
coup de désarmement qu’à Luang Prabang. On se tient sur nos gardes et
sommes résolus à résister malgré les ordres de ne pas tirer sur eux.
Le commandant FABRE n’acceptera jamais d’être désarmé.
La menace chinoise de désarmement se précisant, et suivant ordres formels de Saïgon et de Calcutta, nous nous retirons de Vientiane pour éviter cet affront.
Le commandant FABRE demeure encore une fois seul dans la ville, toujours en liaison avec les Anglais.
Nous stationnons nos troupes à Thangon, Hat Kieng et Ban Keun, sur la
Nam Ngum, à 20 km de Vientiane. Nous attendrons là que des
pourparlers aient cours pour permettre notre entrée en ville.
J’installe mon poste à Hat Kieng. Notre liaison avec le commandant se
fait toujours par agents cyclistes ou agents à pied, ou le commandant
vient lui-même nous voir avec la jeep mise à sa disposition par les
Anglais. Comédie grotesque avec les Chinois avec qui on a besoin de
quatre interprètes pour la moindre demande…
Nous apprenons par nos agents deux cruelles nouvelles : la mort
du Capitaine de WAVRANT et celle du lieutenant KLOTZ.
Le capitaine de WAVRANT avait été parachuté à Muong Ngat le 4 juin
dernier. Il participa à notre repli du 11 juin sur la Nam Muone.
Arrivé dans cette région, le commandant FABRE lui confie le
commandement d’un sous-groupe qui devait tenir la région de Kham Keut
– Nape - Vinh. Le capitaine de WAVRANT organisa son groupement et
reçut du personnel dans cette région. Aux environs des mines de Bo
Neng, son groupement fut attaqué par surprise par des éléments
Vietnamiens venus de la route de Napé à Vinh. Faisant évacuer son
groupe et son poste radio, le capitaine demeura seul, en dernier
échelon, pour protéger le repli et c’est volontairement qu’il resta
isolé, faisant croire à l’ennemi à une résistance, de l’endroit où il
se trouvait. Il fut bientôt massacré par les Viet-Minhs.
Le capitaine de WAVRANT était âgé d’une trentaine d’années. Agent spécial de la DGER.
Le lieutenant KLOTZ a été assassiné par les Viet-Minh, à Thakek. Voici dans quelles conditions :
Le lieutenant KLOTZ descendit de Vientiane par le Mékong en compagnie d’un officier anglais, le colonel KEMP. Arrivant à Thakek, il voulut débarquer mais, sur la rive, un attroupement se formait dans lequel se trouvait des officiers américains et des officiers du Viet-Minh. L’officier annamite déclara s’opposer au débarquement du lieutenant français.
KLOTZ alla quand même sur la berge, tandis que l’officier anglais demandait à l’officier américain d’intervenir pour faire respecter le lieutenant par les Annamites. Les Américains ne répondirent rien. L’officier annamite demanda à KLOTZ de lui donner son revolver. KLOTZ lui répondit :
« Avez-vous déjà vu un officier français se laisser désarmer ? »
Le colonel anglais insista auprès des officiers américains et le lieutenant US répondit :
« Oh moi, je suis neutre… »
Un cercle se forma autour de KLOTZ qui fut abattu d’une balle dans le
dos, tirée à bout portant. Voilà l’aide américaine…
Nous attendons les accords de Chung King, où se rend le gouverneur
d'ARGENLIEU. Les Viet-Minhs kidnappent nos agents de liaison. Les
moyens de communication avec le commandant, toujours seul dans la
ville, deviennent difficiles . Notre SR fonctionne également au Siam.
On m’a adjoint un aide opérateur radio, le
sous lieutenant PIN, appelé PINUS – un chic gars. Nous avons un
travail fou. Dix-sept vacations par jour. Nous avons à présent des
contacts radio avec tous les sous-groupes du Laos : un avec
Paksane, poste sur le Mékong à 120 km de Vientiane ; un avec
Kham Keut, sur la route de Vinh à Nape ; un avec Luang Prabang,
capitale du Laos où réside le colonel IMFELD, promu haut-commissaire
de France. FABRE est promu adjoint du haut-commissaire.
À Luang Prabang, nos troupes, après avoir été désarmées par les
Chinois, ont eu l’autorisation de maintenir un poste radio pour se
faire ravitailler par parachutages. La situation est plus aisée quand
même là-bas, car il n’y a pas de Viet-Minhs. Notre SR s’étend de plus
en plus, question vitale actuellement.
Les rebelles ont annoncé leur intention d’attaquer nos troupes
stationnant dans les environs de Vientiane. Ils seraient aidés par les
Chinois. Nous attendons de pied ferme, toujours résolus à ne pas nous
laisser désarmer, quitte à reprendre la brousse. Jolie perspective…
La présence chinoise nous gêne et nous empêche d’occuper les
principaux centres du Laos. Thakek est dans la même situation que
Vientiane. Nos groupes, dans cette région, sont à 20 km de la
ville également.
On reçoit de nombreux parachutages à Hat Kieng.
Nous faisons un recrutement intensif de Laotiens volontaires, et il y en a ! Nous avons fait passer chez nous, sous les ordres de DAUPLAY et à leur demande, la majeure partie de la milice, organe de PETSARATH. Il est furax ! C’est la désertion massives chez les Lao Issara. Nous n’avons aucune défection. Nous surveillons étroitement nos 60 Annamites, mais ils nous sont fidèles. Nous sommes à présent plus de 400. Nous nous organisons chaque jour d’avantage.
Le commandant FABRE est venu à Hat Kieng et a ramené à Vientiane mon
ami PINUS avec un poste radio. Nous serons en liaison radio, le
commandant et mon poste, lui pour les renseignements de son réseau de
Vientiane, et moi pour les ordres aux troupes cantonnées ici. Nous
avons également une liaison radio avec le poste anglais de Nong Khay.
Nous nous organisons pour un siège.
Coup de Théâtre. Le général chinois de Vientiane fait garder à vue notre commandant. Il est prisonnier avec PINUS, le commandant de FRAYSSINET, arrivé récemment et quelques Laotiens.
Le général voulait faire fusiller les Laotiens et accuse le
commandant FABRE d’être un agent japonais. C’est le comble ! Il a
montré, à l’appui de son accusation, un papier au major anglais
WINN, mais écrit en caractères chinois ! Les Anglais font tout
pour sauver le commandant et ses hommes. Chung king est averti par le
gouverneur général d’Indochine.
Situation inchangée. J’ai averti Calcutta et Luang Prabang. Nous
restons calmes et attendons les évènements. Nous ne nous laisserons
toujours pas désarmer.
Le commandant FABRE a été relâché avec toutes les excuses du général chinois…
Le commandant est venu me chercher avec le major WINN. Deux autres radios parachutés vont prendre une station avec les troupes de Thangon et je resterai avec le commandant et PINUS, travaillant avec mon poste dans Vientiane. Pour la troisième fois, je rentre dans la ville.
Sur le chemin entre Thangon et Ventiane une grenade a été lancée
contre notre jeep. Nous l’avons vue tomber devant nous. La jeep a
passé dessus à vive allure et la grenade a éclaté 30 mètres
derrière nous. Nous avons aussi essuyé des coups de feu.
Personne d’atteint…
Arrivés à Vientiane, nous avons protesté auprès des autorités
chinoises… pour la forme évidemment. Preuve de mauvaise foi :
l’enquête chinoise a conclu que le major WINN avait lui-même
lancé la grenade ! Pour mon anniversaire - 26 ans -, c’est
réussi !
Vie infernale dans Vientiane. Nous sommes cinq officiers français avec quelques chasseurs. Les Annamites vietnamiens et les Lao Issara font défilé sur défilé sous nos fenêtres et s’organisent toujours de plus en plus en vue d’attaquer nos troupes.
Nous avons néanmoins des agents dans Vientiane qui réussissent à nous lancer, par-dessus les grilles de la villa, des renseignements enfermés dans des boites d’allumettes. Villa que nous ne quittons jamais du reste, car nous serions abattus comme des chiens. Notre réseau de renseignement du Siam s’organise sous les ordres du lieutenant LEROUX et, avec le concours de Madame FAURE, des agents traversent chaque nuit le Mékong.
Nous ne pouvons sortir de chez nous que lorsque la jeep des Anglais vient nous chercher. Nous allons de temps à autre faire des emplettes au Siam. Nous ne pouvons plus nous ravitailler dans Vientiane qu’accompagnés d’une sentinelle chinoise en armes. Les Anglais nous apportent souvent des vivres. J’ai un travail fou. Et quelle ambiance ! Nous attendant sans cesse à être attaqués, nous avons une liaison permanente radio, de jour comme de nuit, avec nos troupes qui feraient mouvement si nous étions assaillis.
Le roi du Laos a déchu PETSARATH de son titre de vice-roi et premier
ministre. Celui-ci se retire officiellement, mais nous savons
pertinemment qu’il organise lui-même la résistance Issara. Les Issara
ont formé contre les Français et le roi du Laos un gouvernement
rebelle que nous refusons de reconnaître. Ils envoient 500 hommes,
Viet-Minhs et Issaras, sur Luang Prabang pour détrôner le roi. Nous
avons prévenu le colonel IMFELD résidant là-bas.
Un guet-apens tendu contre nous a échoué car nous avons été prévenus à temps. Le Viet-Minh, arrivant de Thakek par le Mékong, attendait à Ta Deua la jeep qui ramenait, comme chaque soir, le major anglais avec le commandant. Mais prévenu par nos agents, la jeep s’arrêta à 1 km avant Ta Deua et les Anglais traversèrent le Mèkong en amont de Nong Khay.
Les rebelles ont capturé le coolie qui faisait notre marché. La position devient intenable dans Vientiane où les défilés et les meetings font fureur. Chaque nuit, nous sommes alertés par des coups de feu tirés sous nos fenêtres. Chaque matin, les rebelles passent devant notre villa en poussant des cris de mort.
À quand l’attaque ? Nous ne dormons pas un seul instant.
Le général chinois part à Thakek, et passera à Paksane, où nos troupes ont fait un coup de force, occupant le village et tuant 25 Viet-Minhs. Bravo DEUVE !
Un colonel chinois commande la garnison de Vientiane. Il a l’air de
filer doux. Sans doute les Chinois ont du se faire salement engueuler
par Chung King à la suite de l’internement de FABRE. Surtout que les
Anglais ont monté l’affaire en épingle. Les Chinois embêtent également
beaucoup nos alliés au Siam, à Bangkok notamment.
Attentat contre nous qui a réussi… Le commandant est touché, ainsi que le major WINN et un sergent-chef laotien, HIM, qui a la cuisse cassée. Le commandant est blessé à l’épaule. Le coup a été fait par le Viet-Minh. Alors que FABRE et WINN revenaient de Ta Deua sur Vientiane, des coups de feu ont été tirés au km 6. La voiture fit une embardée. Un camion chinois daigna ramener les officiers anglais et français à Vientiane. La jeep anglaise a été incendiée par les Annamites.
Nous sommes à présent coupés de nos troupes, à Thangon, et des Anglais, à Nong Khay. Les routes sont gardées par les Viet-Minhs.
Sur l’ordre de Saïgon, nous avons envoyé une section à Ban Ylai, sur la route de Luang Prabang, en vue de couper la retraite aux troupes rebelles parties sur cette ville. Mais les Viet-Minhs de Vientiane ont attaqué la section qui a du se replier. Nos gars se sont battus magnifiquement. Pas de pertes chez nous… Trois charrettes de cadavres chez les rebelles… Notre section était composée de montagnards, Rhadés, Djarais et Bannards avec quatre Français. Ils se battirent même à l’arme blanche.
La guerre est officiellement déclarée de ce fait contre le Viet-Minh du Laos.
Deux Français sont tombés dans une embuscade dans les environs de Thangon. DAUPLET et MOAL ont été décapités et leurs têtes exposées à Vientiane, à coté de chez nous. Toujours la même atmosphère d’angoisse. Notre petit groupe s’attend à être exterminé d’un jour à l’autre. On voudrait que ça soit fini tellement la situation est insupportable.
Et pendant ce temps-là, Saïgon nous dit de tenir dans Vientiane coûte
que coûte.
Les rebelles attaquent nos troupes à Ban Keun, à 60 km de Vientiane, sans réussir à entamer les positions. Sept tués chez nous, quarante chez eux. Le haut-parleur Issara installé au marché de Vientiane, a promis l’extermination des Français avant une semaine.
Pauvres cinq que nous sommes ! Nous nous regardons drôlement !
Vientiane : entrée d’une Pagode
Le roi du Laos a été détrôné par les rebelles à Luang Prabang. Nous ignorons ce que deviennent les Français de là-bas. Atmosphère crispante ici. Menace sur nos vies de plus en plus précise. Tentatives d’empoisonnement. Nous nous barricadons dans la maison, résolus à défendre chèrement et désespérément notre peau. Nous tiendrons jusqu’à la fin, coût que coûte, suivant l’ordre reçu.
Le commandant est mal en point avec son épaule cassée, mais il ne
veut pas être évacué. Nous l’admirons. Nous sommes résolus, en dernier
ressort à brûler avec la baraque, pour ne laisser aucun document aux
mains des Viet-Minhs.
Nous avions câblé aux troupes de Thangon, qui sont sous le commandement du capitaine Le GUILLOU, du CLI, de nous envoyer du ravitaillement et du bois pour faire fonctionner nos chargeurs d’accus. Ce jour, MORIN est allé, en compagnie d’un lieutenant chinois, à la rencontre d’un convoi de charrettes que nos gars nous envoyèrent. MARTHE, venu avec le convoi, restera à Vientiane avec nous comme chiffreur.
Aujourd’hui, à Nong Khay, doit arriver l’équipe du commandant MAZE, un commandant de 24 ans qui va prendre le commandement des troupes de Thangon et sera l’adjoint militaire du commandant FABRE. Par le radio anglais de Nong Khay, nous savons que MAZE est bien arrivé avec son équipe. Il viendra nous voir à Vientiane en compagnie des officiers anglais.
Situation inchangée dans la ville. C’est miracle que les Viet-Minhs
n’aient pas tiré sur notre convoi de ravitaillement. Il est vrai qu’il
y avait des Chinois dans l’escorte conduite par MORIN. Calcutta
nous annonce que les contacts radio cesseront avec eux le 19 et
reprendront avec Saïgon à cette date.
Les mesures anti-françaises s’étendent à présent aux Laotiens francophiles. Arrestation de nos agents les plus connus et des anciennes concubines de Français.
Nous faisons passer au Siam M. OUROT, Laotien naturalisé français, président du tribunal de Vientiane. Il est muni de documents qu’il portera à Calcutta, en particulier d’un mémorandum adressé par PETSARATH aux Nations-Unies et accusant la France sur divers sujets, comme l’absence d’aide durant l’occupation japonaise !
Nous organisons notre siège. Nous avons mis les meubles prêts à être jetés dans l’escalier. Nous nous sommes réfugiés au premier étage avec des touques d’essence.
MAZE est venu nous voir. Son équipe est déjà partie sur la Nam Ngum. Il partira seul ce soir. C’est un gars très sympathique, extrêmement jeune, agent de premier ordre des Services Spéciaux. Il se met à l’entière disposition de FABRE et nous pouvons compter sur l’appui des troupes, si cela était possible au moment opportun.
Le commandant FABRE est en mauvais état avec son bras en écharpe. Il
ne pourra même pas tirer. Et toujours le même refus de sa part d’être
évacué.
Situation inchangée ! Nous comptons les jours, voire les heures. Nos nerfs sont à rude épreuve et toujours, il faut tenir…
Tenir quoi ? Que représente-t-on ici ? Le courage, sans doute, car au point de vue diplomatique, nous ne sommes rien… Le roi du Laos est détrôné… Les Chinois ne nous reconnaissent pas comme troupes régulières… Nous ne cramponnons que pour le prestige…
Nos troupes de Thangon ne nous cachent plus à présent qu’il leur sera impossible de venir nous secourir si nous sommes attaqués, car des barrages sont organisés le long des routes par les Viet-Minhs. Notre parti en est pris. Mais nous nous défendrons. Avec 250 cartouches chacun, nous avons de quoi tenir une heure peut-être. Après…
Ils vont nous le payer cher !
Dans 48 heures, on doit être exterminés. La radio de la place
publique de Vientiane l’a rappelé à la foule. Des défilés denses ne
cessent de passer sous nos fenêtres. Les officiers Viet-Minh se
pavanent dans leur voitures. Ils sont à présent en uniforme. Des
usines d’armement marchent dans Vientiane, au su et au vu des Chinois
qui laissent faire, quand ils n’encouragent pas… Je ne sais ce qui me
retient de leur tirer dedans.
Demain... ? Que sera demain... ? Nous n’y pensons même pas et
continuons notre travail. Nous fournissons à Calcutta tous les
renseignements que le réseau du Siam nous envoie. Nous avons dans
Vientiane un excellent agent, très haut placé. Il ne croit pas que les
Viet-Minhs mettent leur menace de mort à exécution. Les ordres de
Hanoï les contrecarrent. Mais la haine s’accentue chaque jour
d’avantage dans la ville. Nous ne dormons même plus. Des coups de feu
sont tirés à chaque instant, nous rappelant de tenir encore et
toujours…
Nous recevons de Saïgon l’ordre formel d’évacuer Vientiane, s’il en
est encore temps, et de rejoindre les troupes de Thangon. Ils n’ont
rien compris. Nous sommes complètement coupés de nos troupes, sauf
pour la radio. La seule ressource qui nous reste est de partir au Siam
chez les Anglais si les Chinois nous escortent.
Un car chinois nous amène à Ta Deua, et nous traversons le Mékong
pour nous rendre à Nong khay. Je quitte Vientiane pour la troisième
fois, la rage au cœur.
J’ai installé mon poste radio à Nong Khay, à deux kilomètres du village, dans un bungalow mis à notre disposition par les Anglais et le gouvernement siamois.
Je prends le commandement du réseau de renseignement, en remplacement de LEROUX parti à Saïgon, avec la collaboration de Madame FAURE. Nous avons gardé des agents dans Vientiane qui nous font parvenir chaque soir des renseignements du Laos en traversant le Mékong.
J’agrandis le réseau. Le commandant FABRE va partir à Bangkok pour rencontrer le colonel de CRÈVECŒUR, commandant les opérations du Laos. Son intention est de demander des renforts qu’on parachutera à Nong Khay. Nous attaquerions alors par les trois routes débouchant sur Vientiane et en finirions une bonne fois !
Nos troupes ont été attaquées hier à deux reprisses à Ban Keun, mais les Viet-Minhs n’ont pas réussi à entamer nos positions. Ils nous ont attaqué avec un effectif cinq fois supérieur. Nous avons tué plus de 200 Viet-Minhs. Nos pertes sont de 30.
Nous allons faire descendre les blessés par voie fluviale Nam Ngum – Mékong. Ils prendront l’avion à Nong Khay pour Saïgon. Nos avions ne peuvent se poser ni à Ban Keun, ni à Thangon, car aucun terrain ne s’y prête encore.
MAZE a l’intention d’en faire établir. Il poursuit son
recrutement de Laotiens volontaires. Nos effectifs dépassent
actuellement 600, mais les Viet-Minhs accroissent aussi leurs
effectifs dans Vientiane. On compte actuellement 1 500 fusils,
des mortiers japonais, sans compter l’appui chinois plus que probable.
Soit plus de 3 000 hommes…
Je suis gravement malade. Épuisement…
Il est question de partir par le Mékong, le commandant et moi, car son départ pour Bangkok ne tient plus. Il veut rejoindre les troupes… Dans son état ! C’est insensé ! Je ne pourrai pas être du voyage. C’est PINUS qui ira.
Nos troupes subissent beaucoup d’assauts toujours repoussés. Nos gars tant Français qu’indigènes, sont admirables.
Le Lieutenant GUILLOD et le Lieutenant PETIT sont arrivés ce matin.
Ils viennent de Sam Neua, village situé au nord est de Luang Prabang.
Ils faisaient partie du groupe SERRES parachuté en février dernier.
Ils ont été attaqués par les Viet-Minhs. Ils étaient 15, attaqués par
200 annamites. Trahis, ils durent s’enfuir. D’aucuns ont rejoint la
région de Xieng Kouang, d’autres sont partis sur la Birmanie. Eux sont
passés au Siam, après avoir descendu le Mékong jusqu’à Xieng Men. De
là, les autorités siamoises les ont bien traités et les ont dirigé sur
Nong Khay. Ils sont dans un état lamentable, les pauvres ! Ils ne
bénissent pas Calcutta non plus. Nous n’avons aucune nouvelle des
groupes de Luang Prabang et de Xieng Kouang.
Contre-ordre. Le commandant FABRE part à Bangkok. Je reste à Nong
Khay. MORIN et PINUS partent à la rencontre du convoi de blessés qui
doit être bientôt à l’embouchure de la Nam Ngum. MARTHE reste avec
moi. Je vais mieux et continue de m’occuper du SR.
Le colonel de CRÈVECŒUR et M. de RAYMOND, chargé des affaires politiques, sont venus à Nong Khay et sont repartis avec le commandant FABRE à Saïgon. Nous avons ferme espoir que les renforts nous soient accordés. Le commandant va voir LECLERC et d’ARGENLIEU à ce sujet.
Les blessés, arrivés à Nong Khay, ont étét évacués par avion.
Nos troupes font des coups de main, à leur tour, sur des villages annamites des environ de Vientiane. Nous passons à l’attaque avec succès.
J’ai fait la connaissance, il y a quelques jours, de Mony et Colette
[il s'agit de Colette
LAURET], réfugiées de Vientiane. Elles viendront
m’aider au chiffre, car je suis seul avec MARTHE. MORIN et PINUS sont
toujours à l’embouchure de la Nam Ngum.
Noël sous la tente.
Le commandant FABRE est venu de Saïgon, mais n’est resté avec nous que 30 mn. Madame FAURE est partie également. J’organise mon réseau avec NGINN. Mony m’aide beaucoup.
L’opinion du commandant FABRE est que les renforts ne nous seront pas
accordés. Nos troupes sont maintenues en Cochinchine où ça va mal.
Un groupe de 22 français descendant de la région de Xieng Khouang est arrivé aujourd’hui à Nong Khay. Seuls quelques hommes ont réussi à se cramponner à Xieng Khouang. Ce groupe-ci, commandé par le lieutenant BAUDOUARD, a eu de rudes coups. Composé en majeure partie de légionnaires, ils se sont battus magnifiquement, mais, à présent, n’en peuvent plus. Je les évacue sur Saïgon.
Le groupe BAUDOUARD part ce jour sur Saïgon, ainsi que PICOT, évacué malade de Paksane, MARTIN de Thakek et CHAUMONT de Kham Keut. Il en vient de partout.
Dans la région de Thakek, une magnifique résistance se bat sous les ordres de TAVERNIER qui a réussi à grouper autour de lui de nombreux indigènes.
À Thangon, MAZE a près de 800 hommes avec lui, soit un bataillon. Les
attaques Viet-Minhs s’espacent. Leurs assauts leur coûtent toujours
cinq fois plus de pertes qu’à nous.
L’année a commencé magnifiquement : Mony et moi allons nous marier !
Réception chez le gouverneur de Nong Khay… que nos agents nous signalent comme principal fournisseur d’armes du Viet-Minh. Tentative d’empoisonnement sur ma personne… qui échoue grâce à Colette.
PINUS va partir à Saïgon. Je vais rester seul à Nong Khay car MARTHE
y est déjà, et MORIN va être appelé comme aumônier divisionnaire. Je
continuerai à faire fonctionner le SR avec Mony et NGINN, et Colette
au chiffre. À Nhong Khay, il reste également le capitaine HUBART,
officier anglais, et son radio, le sergent RORK, ainsi que Janine
GALLO, chiffreuse des anglais. Nous sommes les derniers éléments
européens, plus deux sœurs missionnaires très dévouées. Tout le reste
a été évacué sur Phnom-Penh et Saïgon. Mon poste est de première
importance. En effet, les avions anglais se posant à Nong Khay se
chargent de riz, de café et de sucre qu’ils lâchent à Thangon au
départ. On communique à Saïgon tous les renseignements envoyés de
Vientiane par nos agents. Résultat : nos troupes sont toujours
prévenues à temps des attaques Viet-Minh, car parmi ces agents nous
comptons le ministre des finances OUTHONG, l‘ex-secrétaire de
PETSARATH, et un adjudant des troupes Lao Issara qui nous a même fait
passer des plans d’attaque.
Le commandant MAZE, venu de Thangon par la brousse avec 80 hommes,
s’est emparé de Ta Deua à 18h00 et s’y est installé après une courte
bataille. Mony et moi étions sur la rive siamoise et avons vu toute
l’attaque car Ta Deua se trouve juste en face de Nong Khay.
MAZE a été attaqué ce matin à 05h00 dans Ta Deua par les troupes
chinoises. Toute la journée, les Chinois ont arrosé nos hommes par
mortiers. De Nong Khay, nous avons assistés, impuissants, à ce tir.
Nous comptions 40 obus par heure. Cela dura de 05h00 à 19h00. À la
nuit, MAZE, avec qui nous étions en liaison radio, a pu nous envoyer
ses blessés et réussit à décrocher.
PINUS part à Saïgon avec mon cahier SR à soumettre au colonel.
Un mot du commandant FABRE nous dit que les renforts ne viendront pas
avant trois mois. L’état-major envisage de faire une opération de
longue haleine sur le Laos, attaquant par le sud. Prendre Paksé
qu’occupent les anglais, puis attaquer Savannakhet, Thakek, Vientiane,
Xieng Kouang, Luang Prabang et Sam Neua. Nos troupes, pendant ce
temps-là, devront tenir… Tenir trois mois…
L’état-major britannique ordonne à ses postes de la rive siamoises
d’évacuer sur Bangkok. Nous sommes obligés de les suivre car il est
impossible de mous maintenir au Siam en l’absence des anglais. Je fais
évader de Vientiane quelques femmes et enfants francophiles, en accord
avec nos agents à qui je conseille de nous rejoindre et de partir avec
nous à Bangkok. L’un d’eux essaiera de joindre les troupes de Thangon.
Nous attendrons le ministre Outhong qui va traverser le Mékong
incessamment.
Le groupe du lieutenant MOLLO est arrivé à Nhong Kay aujourd’hui. Le groupe MOLLO, comprenant sept Français, a été attaqué dans la région nord de Luang Prabang par les Chinois venus avec le drapeau blanc comme de coutume. Faits prisonniers par eux, ils descendirent sous escorte jusqu’à Vientiane où nos agents les avaient signalés.
Nos plans d’évasion étaient prêts, mais nous avons agi par la voie diplomatique. J’ai prié le capitaine HUBART d’entrer en relations avec le colonel chinois de Vientiane, ce qu’il fit. Il exigea que les prisonniers lui soient rendus et conduits sous escorte jusqu’à Ta Deua. Là, HUBART alla les prendre et nous les amena.
Dans le groupe, j’ai retrouvé mon copain radio FABRE qui avait été envoyé en mission au Laos en décembre 1944. Je les dirige tous sur Saïgon.
Le ministre OUTHONG nous a rejoint. Nous quittons Nong Khay demain.
Le départ des Anglais provoque le nôtre. Le gouvernement siamois a en
effet protesté de l’aide apportée aux troupes françaises à partir des
postes riverains sur le Mékong. De fait, Nong Khay aidait Vientiane,
Nakhon Phanom aidait Thakek. Nous avions même le projet, en accord
avec l’état-major anglais de Bangkok, de mettre un poste en face de
Luang Prabang pour aider le colonel IMFELD dont nous n’avons plus de
nouvelles depuis novembre.
Nous sommes à Bangkok. Le groupe IMFELD y est aussi.
Arrivés à Saïgon par avion. Ouf ! Çà y est ! Mony et moi allons
pouvoir penser à nous ! J’ai retrouvé le commandant FABRE qui
fait constamment des missions de liaisons auprès des Chinois.
Paksé, évacué par les anglais, puis Thakek et Savannakhet ont été
occupés par nos troupes qui, avec le concours de l’aviation, ont fait
un carnage de Viet-Minhs.
Je repars en mission spéciale pour Paksane, en vue des opérations de Vientiane.
Nos troupes entrent dans Vientiane sans un coup de Feu. Chinois, Lao
Issara et Annamites se sont tous enfuis au Siam. Nous avions l’appui
des commandos CONUS, La BOLLARDIÈRE, et de quelques blindés du 5e
Cuir. Plus de 2 000 hommes. Ce qu’il nous aurait fallu quelques
six mois plus tôt…
Je rentre définitivement à Saïgon où je retrouve Mony.
Nos troupes entrent dans Luang Prabang, Xieng Kouang et Sam Neua. Le roi du Laos est remis sur le trône. PETSARATH et ses comparses sont chassés au Siam.
Le Laos est entièrement Libéré.
Avant de terminer, je tiens à rendre hommage à mon chef, le commandant FABRE, aux camarades qui étaient avec moi à Vientiane, PINUS, MORIN et MARTHE, à nos troupes qui ont tenu tant de mois magnifiquement contre un ennemi cinq fois supérieur en nombre, à nos morts qui ne sont pas morts pour rien
PS : Les photos appartiennent au Service du cinéma des Armées et à la collection personnelle de l’auteur
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