SERVICE ACTION D'EXTRÊME-ORIENT AU LAOS


Colette LAURET


Andrée DAVID, en consultant mon site internet, avait lu le journal de guerre de Roger DANEL. Elle avait aussitôt reconnu, dans la « Colette » mentionnée dans ce récit, son amie Colette LAURET, du lycée Albert Sarraut, qui lui avait raconté cette même histoire : comment elle s'était retrouvée au Laos à chiffrer les messages radio de parachutistes de la DGER. Colette LAURET m'avait aimablement communiqué une copie d'un exposé qu'elle avait fait, en décembre 2008, sur ces mêmes événements.



Je suis née à Haïphong. Mais, bébé, je suis partie avec mes parents à Hanoï où mon père fut affecté à la Compagnie des chemins de fer du Yunnan.

J'ai fait mes études au lycée Albert Sarraut, puis je me suis mariée. Mon mari, également né en Indochine, devant occuper à Luang Prabang le poste de sous-inspecteur à la Garde indochinoise, nous en avons tous les deux pris la direction. Nous avons mis plus de deux mois pour arriver à Luang Prabang.

Pour commencer, nous avons pris le train jusqu'à Dong Ha où nous sommes restés une semaine, puis nous nous sommes rendus à Savanakhet en empruntant un car. Là, nous avons dû attendre le départ du chaland - une dizaine de jours environ. Ce chaland nous a emmenés à Vientiane en trois jours. Dans cette ville, nous avons été contraints d'attendre trois semaines. Mon mari et un fonctionnaire des douanes étaient tous deux chargés de convoyer deux pirogues contenant des barres d'argent pour payer de l'opium. En effet, à cette époque, le gouvernement français achetait de l'opium au Nord-Laos. Quoique long et difficile, ce voyage s'est avéré tout de même agréable. Tous les soirs, nous nous arrêtions sur un banc de sable et les gardes qui nous accompagnaient faisaient un grand feu pour éloigner les moustiques et les tigres qui venaient boire la nuit. Il y eut plusieurs moments difficiles au cours de ce voyage mais le plus dur, fut de passer les rapides du Kemthiane qui sont en forme de Z. Nous avons essayé trois jours consécutifs sans y parvenir, le courant étant trop fort et les moteurs trop faibles. Au soir du troisième jour, le barreur nous a proposé de faire des offrandes aux dieux de l'endroit où nous étions : riz et œufs. Enfin, le barreur, muni d'une grosse lime, a décidé d'enlever un peu de longueur aux hélices de notre pirogue. Le lendemain matin, je ne sais par quel mystère, nous sommes parvenus à passer ce rapide. Ce voyage a duré trois semaines.

Luang Prabang est une très jolie ville située au bord du Mékong. C'est d'ailleurs la ville royale. Le roi du Laos qui s'appelait SISAVANG VONG y résidait. Ce monsieur, tout rond et très jovial, venait très régulièrement prendre un pastis avec nous au cercle où se réunissaient les fonctionnaires, le soir, après le travail. Le cercle se trouvait juste à coté du palais royal.

Mon mari et moi-même avons passé un an d'une vie très calme dans « le pays de la douceur de vivre » au contact de ces Laotiens que l'on retrouvait quelque fois, le soir, au cours d'un « basi », fête où la musique un peu lancinante d'un « khène » faisait danser les hommes notamment.

Puis, à la fin de l'année 1944, mon mari fut affecté à Ventiane, capitale administrative ; j'étais alors âgée de 18 ans et j'attendais mon premier enfant. Pour nous rendre à Ventiane, nous avons pris un piromoteur qui devait nous faire descendre le fleuve en 18 heures. Mais seulement trois heures après notre départ, le moteur de notre engin est tombé en panne. Nous avons donc dû réquisitionner dans un village deux petites pirogues, ainsi que deux personnes, dont un barreur, pour chacune d'elles. Étant enceinte de huit mois, je trouvais ce voyage très compliqué ; lors du passage des rapides, nous tombions de plus d'un mètre de hauteur et, le soir, en raison de la force du courant, pour arrêter la pirogue nous foncions sur la berge et devions l'immobiliser en nous agrippant aux branches des arbres longeant le fleuve.

Lorsque après dix sept jours de voyage mouvementé, nous sommes arrivés à Vientiane, nous avons appris que nous étions portés disparus.

Nous-nous sommes installés à Vientiane dans une maison située en face de l'usine électrique, puis notre fils est né. De temps en temps, mon mari me parlait de contacts qu'il avait avec le service géographique, lequel, en fait, était un service de renseignements. Mais j'avoue ne m'être pas trop intéressée à tous ces bruits que rapportaient les uns et tes autres.

À cette époque, nous avions l'habitude en sortant du cinéma d'aller manger une soupe phô dans un restaurant vietnamien qui s'appelait Sport-Jeunesse. Quelques mois avant le 9 mars 1945, ce restaurant a changé de propriétaires, mais personne n'y avait fait réellement attention.

Ma surprise fut donc totale lorsque le 10 mars, au matin (et non le 9 comme au Tonkin par exemple), les Japonais ont rait irruption à la Garde indochinoise. Ils ont emmené mon époux et une vingtaine d'autres fonctionnaires dans un camp militaire inoccupé, aux environs de Vientiane. Deux ou trois mois plus tard, ils les ont ramenés en ville et les ont enfermés, tous volets fermés, au premier étage de notre ex maison - celle en face de l'usine électrique.

Ils ont ensuite réquisitionné quelques maisons pour y enfermer le reste de la population française. En six mois, ils nous ont fait changer trois fois de maisons. Personnellement, j'étais enfermée avec mon fils, alors âgé de six mois, dans une chambre où nous étions huit personnes qui cohabitions : nous avions des matelas par terre et peu de nourriture, notamment les premiers jours. Mais notre vie s'est organisée par la suite. Les Japonais nous autorisaient une heure de promenade par jour dans le jardin. Au cours de l'une d'elles, des vaches sont entrées par le portail ouvert. J'ai été accusée d'en avoir blessé une, ce qui était évidemment faux. Le lendemain, la sentinelle est venue me chercher et m'a emmenée au poste de la Kempetaï ,la gendarmerie japonaise, pour y être interrogée par le capitaine.

J'ai eu la grande surprise de reconnaître le nouveau propriétaire du restaurant Sport-Jeunesse, en capitaine de gendarmerie. Comme il m'interrogeait par l'intermédiaire d'un interprète, je lui ai dit que je le reconnaissais et qu'il parlait français. L'interprète, d'une voix hésitante a expliqué qu'une bombe était tombée sur une ville japonaise et que le japon était dans une situation... Il hésitait sur le qualificatif à employer. J'ai donc continué à sa place et ai ajouté « critique ». Le capitaine s'est alors levé de sa chaise en hurlant « Non, pas critique ! ». J'ai eu beau jeu de souligner « Voyez que vous parlez français ! ». Il a immédiatement convoqué deux gardes qui m'ont rouée de coups et ramenée dans la chambre.

Pendant six mois nous étions donc enfermés comme les autres Français. Il nous arrivait quelquefois de nous rencontrer et les bruits les plus fous circulaient. Comme toutes les personnes qui subissent un enfermement, nous rêvions de liberté, de faire des repas pantagruéliques, de jours meilleurs, etc. De petites querelles éclataient de temps en temps, choses inévitables quand on vit en commun ; cela nous aidait à passer le temps. Heureusement, nous n'avions pas avec nous de personnes âgées. Malgré la peur continuelle qui nous tenaillait, nous avons assez bien supporté les brusqueries et les cris de nos gardes japonais.

Nous avons donc été prisonniers jusqu'au 14 septembre 1945. Les Japonais du Laos n'ont pas voulu se rendre fin août, comme l’a fait l'armée japonaise dans le reste de l'Indochine. Et lorsqu'ils se sont enfin rendus, leurs armes ont été immédiatement données aux Viet-Minhs.

Quelques jours après, les hommes rejoignirent leurs femmes ; ils étaient dans un piteux état ! Mais, malgré cela, nous étions tous heureux d'être enfin réunis, sans gardes autour de nous.

Une nuit, nous avons entendu frapper à la porte de la maison. Nous avons eu la surprise de voir deux Anglais dont l'un parlait bien le français. Ils nous dirent qu'ils arrivaient du Siam (Thaïlande) en face de Vientiane. Ils venaient nous prévenir qu'ils viendraient à plusieurs, la nuit suivante, pour nous protéger et nous embarquer dans des sortes de péniches afin de nous faire traverser le Mékong. Nous avons préparé quelques sacs et, la nuit suivante, nous sommes partis sous la protection de plusieurs Anglais bien armés. Nous sommes arrivés aux bateaux arrêtés le long de la berge du Mékong et, sous les yeux ébahis de quelques Vietnamiens et Laotiens que le bruit avait réveillé, nous sommes montés à bord des bateaux. Nous avons alors traversé le Mékong et sommes arrivés à Nong Khay, petite ville siamoise en face de Vientiane.

Quelle joie de retrouver enfin tous nos compatriotes français dans une ancienne école où ils étaient tous réunis. Nous avons été accueillis par le commandant FABRE, le capitaine MORIN (un prêtre), le lieutenant DANEL et deux sous-officiers chiffreurs. Ces cinq militaires français avaient été parachutés pour tenter de former une troupe afin de reprendre la ville de Vientiane. Les Français étaient encore, à ce moment-là, en guerre avec le Siam mais pas les Anglais. Cependant, c'est sous la protection des Anglais installés à Nong Khay que ces événements se sont déroulés.

Au bout de quelques jours, ces militaires ont organisé le départ de tous les Français sur Phnom Penh, puis sur Saïgon. Ils demandèrent à mon mari et à Marc REINHORN, un ancien instituteur, de rester avec eux : mon mari et Marc parlaient le vietnamien et pouvaient donc leur rendre service. De plus, mon mari avait une centaine de gardes indochinois sous ses ordres avant le coup de force du 9 mars 1945. Tous avaient pris la brousse lors de l'arrivée des Japonais, mais il était parvenu à les rassembler. Puis le commandant FABRE a décidé que les deux chiffreurs militaires iraient grossir les rangs des militaires pour combattre et Madame REINHORN et moi-même les avons remplacés à leur poste.

Nous vivions dans une paillote sur pilotis, avec le radio, le lieutenant DANEL, qui nous apprit notre travail. Nous avions un Laotien avec nous qui, chaque fois que nous devions envoyer un message, devait pédaler énergiquement sur sa bicyclette pour recharger la batterie de la radio. Nous mangions à notre faim, mais essentiellement des rations K. Les Siamois refusaient de nous vendre toute nourriture. Une fois par semaine, les avions de Calcutta venaient nous parachuter des containers. Pour nous vendre du riz, les Siamois nous demandaient des billets duplex de 100 piastres ; la base anglaise de Calcutta nous en a dont parachutés. Hélas, les Siamois les ont refusés et ont exigé à la place des barres d'argent. Néanmoins, ils n'acceptaient que très rarement de nous vendre de la nourriture, alors même que nous leur proposions des barres d'argent.

Nous avions des contacts radio avec les Français qui s'étaient installés en face à Tha Dua et essayaient de reformer une petite armée pour reprendre Vientiane. De temps en temps, la base anglaise de Calcutta nous envoyait des parachutistes qui atterrissaient, pour plus de sûreté, en territoire siamois. Nous les aidions ensuite à passer le Mékong pour rejoindre les Français. Il y avait souvent des accrochages entre les Lao-Issaras (Viet-Minhs laotiens) et les Français. Mon mari fut même blessé lors d'un coup de force, mais put être soigné sur place.

Deux ou trois mois plus tard, les Anglais ont tous reçu l'ordre de rejoindre Bangkok. Nous avons dû les suivre, ne pouvant rester sans protection. Madame REINHORN, dont la fille avait le même âge que mon fils, et moi-même avons passé trois mois à Bangkok. Nous étions logés à l'hôpital et gâtés par des religieuses françaises.

Nous avons ensuite rejoint Saïgon où nous vivions dans une petite cité administrative, rue Pellerin. Par la suite, nos maris nous ont rejoints et, en août 1946, nous avons été évacués sanitaires à destination de la France, sur le paquebot Pasteur.

Quinze Jours plus tard, nous arrivions en vue des côtes varoises de Toulon, heureux d'arriver sur le sol français. Mais une grosse déception nous attendait : lorsque nous sommes descendus sur les quais, nous avons été accueillis par des jets de pierres que nous lançaient les Français. Les gendarmes les ont fait reculer et nous avons pu atteindre un camp où tous trois, mon mari, notre enfant et moi-même, ne sommes restés que très peu de temps, notre famille étant venue à notre rencontre. À cette époque, les Français de France éprouvaient un sentiment de rancœur à l'égard de l’Indochine, car les militaires y étaient envoyés et, souvent, y trouvaient la mort. Il faut préciser que les Français de France n'étaient pas du tout au courant de ce qui se passait là-bas : l’Indochine est un pays lointain et beaucoup ignoraient même qu'elle était française.

Quant à nous, si nous en avions eu la possibilité, nous aurions repris le bateau sans tarder pour repartir dans notre pays.

Ce n'est qu'un an plus tard que nous avons rejoint l’Indochine par le bateau Chantilly et plus particulièrement Vientiane où mon mari était à nouveau affecté. Nous sommes restés dans cette ville jusqu'en 1951, date à laquelle nous sommes partis pour Saïgon, pour une année environ. Par la suite, mon mari fut nommé comme délégué administratif à Dran, à coté de Dalat, et ce jusqu'à fin 1954.

Malgré toutes ces vicissitudes, nous conservons tous un souvenir ému et intense de l’Indochine. Jamais nous n’oublierons notre pays natal, si attachant et si beau !