En janvier 1944, suite aux bombardements de décembre 1943, il est décidé de délocaliser les établissements scolaires de Hanoï dans la campagne, sur les plages ou les montagnes. Une partie des classes du lycée Albert Sarraut est envoyée à la station d'altitude du Tam Dao. Les cours ont lieu dans les locaux de la mission tenue par le Père GALLÉGO, le curé de la paroisse d'origine espagnole, et les pensionnaires sont logés dans les annexes d'un grand hôtel, l'Hôtel de la cascade d'argent. Les familles MILLOUR et BOIDEC se retrouvent ainsi au Tam Dao, du moins les femmes et les enfants, les maris qui assurent leur service à la citadelle continuant d'habiter rue du Maréchal Joffre. Les week-ends, il leur arrive de rejoindre leurs familles. Alors que la famille BOIDEC est logée chez les parents de Monique DASSIER, dont le père est le représentant de Ford pour toute l'Indochine, les MILLOUR disposent d'une petite villa. C'est au Tam Dao qu'André BOIDEC rencontrera Michèle BOSQUIN qu'il épousera en 1950.
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LE 9 MARS 1945 ET SES CONSÉQUENCES |
Suite au coup de force japonais, le deuxième des fils MILLOUR, mon oncle Maurice, va « prendre la brousse » avec une poignée de lycéens de la cellule Action du Tam Dao (voir la page relatant leur épopée : Maquis indochinois avec Marcel NER). Ma grand-mère, accompagnée de ses trois plus jeunes enfants – Christian, Jacques (mon père) et Marie-France – va rapidement quitter le Tam Dao pour Hanoï. En arrivant rue du Maréchal Joffre, elle découvre que leur maison a été pillée et dévastée, et qu'elle n'est plus habitable. À partir du 10 mai (jeudi de l'Ascension) et avec l'autorisation des autorités japonaises, elle trouve abri chez la famille du lieutenant VIEULLE, au sous-sol de leur maison. (Le 8 mars, le lieutenant VIEULLE avait été chargé par le général SABATTIER, commandant la Division du Tonkin, d'établir son quartier général de campagne à Phu Doan, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Hanoï, sur la route de Tuyen Quang.)
Le 5 août, et ce jusqu'au 4 septembre 1945, le lieutenant Pierre MILLOUR et son fils aîné – également prénommé Pierre – qui étaient jusque-là emprisonnés dans la citadelle de Hanoï sont envoyés par les Japonais dans le camp de détention du Tam Dao : quelques baraques en préfabriqué ont été installées à une centaine de mètres de l'entrée du village, non loin de la cascade d'argent. Les prisonniers doivent travailler à l'abattage des arbres, nombreux dans les forêts avoisinantes, pour approvisionner les trains japonais en combustible. Tandis que mon grand-père a été fait prisonnier à l'issue des combats dans la citadelle, mon oncle, comme ses camarades élèves-officiers de la promotion 1944 de Saint-Cyr, a été capturé à Tong où ils étaient en stage, oubliés sur place et ignorant le repli des troupes françaises. Jean de HEAULME de BOUTSOCQ raconte : Abandonnés sans le savoir dans la place déclarée « ville ouverte », la promotion Cyr 44 : Jacques BAZIN, Paul BERTAUX, Jean COURTOUX, Mathieu FAYET, Jean de HEAULME, Henri HOAREAU, Georges JOLLE, Pierre MILLOUR, Gilbert MONNET, Michel NURET, s'est retrouvée prisonnière avec un tué – MONNET – et quatre blessés – dont COURTOUX, FAYET et HOAREAU –, les Japonais ayant ouvert le feu sur tout ce qui apparaissait parmi les légionnaires qui se trouvaient là. Mathieu FAYET, laissé sur place pour mort, ne fut secouru que tard dans la nuit par de HEAULME. Fin mars, l'élève officier Pierre MILLOUR avait été dirigé sur la citadelle de Hanoï.
L'ATTAQUE VIETMINH DE JUILLET 1945 |
Dans les semaines qui suivent le 9 mars 1945, comme les familles BOIDEC et MILLOUR, la majorité des Français quittent le Tam Dao pour Hanoï. Il ne reste sur place que quelques familles qui n'ont pas, ou plus, de logement à Hanoï. Une note de l'AGAS (Air Ground Aid Section : organisme américain chargé de l’assistance aux aviateurs en détresse dont la mission a été étendue à l'aide aux militaires et civils emprisonnés), datée du 9 juillet 1945, indique qu'il y avait à cette date moins de cent-vingt Français au Tam Dao, dont une cinquantaine d'enfants. Parmi eux, plusieurs familles d'enseignants du lycée Albert Sarraut : familles LOUBET, MANGER, BRÉANT, DAVID, DUBOURG, BERNARD, AGARD, PLÉTRIE, BELGANTI, JARBIER, UERGOT. L'origine de ces informations n'est pas indiquée, mais l'auteur de cette note, dont l'alias est KMG 70 (KMG étant très probablement le trigramme de Kunming), pourrait être le lieutenant Dan PHELAN, parachuté auprès de HO CHI MINH en mai 1945. Toutes les familles ont été invitées à se regrouper dans les villas du centre de la station d'altitude, à proximité du poste que les Japonais y ont installé. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un camp de prisonniers, mais d'un périmètre précisément délimité, dont il est interdit de sortir.
Début juillet, la quarantaine de soldats japonais chargée de la surveillance de la station est relevée. Le 16, vers 06h00, le Vietminh lance une attaque contre la garnison nippone, mais l'effet de surprise espéré ne joue pas : la fusillade se prolonge toute la journée, ponctuée de rafales et d'explosions de grenades. En début de nuit, vers 22h00, les combattants viêtminhs se rendent maîtres du poste militaire qui semble avoir été abandonné par ses défenseurs. Les tirs d'armes automatiques se déplacent en direction de la zone des ravins qui descendent vers Vinh-Yen. Le lendemain, les assaillants ont pris le contrôle des lieux et une chasse aux Japonais s’organise : un mort près des courts de tennis. Le jour suivant, la majorité des Vietminhs se retire, emmenant leurs blessés sur des civières. Au matin du 19 juillet, le calme est revenu. Il ne reste qu’un très petit nombre de Vietminhs dans la station d'altitude. Dans le courant de l'après-midi, le bruit court dans la petite communauté française que les Japonais se préparent à remonter au Tam Dao. Les indépendantistes assurent qu’ils ont barré la route et que les Japonais ne parviendront pas à reprendre la station ; néanmoins, ils proposent aux Français de partir avec eux.
Dans la matinée du 20 juillet, le retour des Japonais est confirmé. Vingt Français décident d'accompagner les Vietminhs ; les autres, bien qu'ils n'en mènent pas large, font le choix de rester. Les Japonais arrivent au Tam Dao dans le courant de l'après-midi, reprennent le contrôle de la station et s'installent à l’Hôtel de la cascade d’argent. Le lendemain matin, les hommes sont convoqués à l'hôtel. Ils s'attendent au pire... qui ne se produit pas : le commandant japonais annonce l’évacuation complète de la station. En début d'après-midi, départ en camions sous escorte pour Vinh Yen, une valise par personne, puis départ par voie ferrée pour Hanoï où les familles françaises seront hébergées dans des hôtels.
Une autre note de KMG 70, adressée au lieutenant de vaisseau FLICHY, de la Mission militaire française en Chine, donne la liste des vingt Français partis avec les Vietminhs. Il s'agit de Robert RÉMOVILLE, administrateur à Vinh Yen, de son épouse Raymonde et de leurs trois enfants (âgés de 11 à 2 ans), de Paul DUZER, résident de Vinh Yen, de son épouse Madeline et de leurs deux fils (âgés de 19 et 18 ans), de Maurice et Yvonne BERNARD, professeurs au lycée Albert Sarraut, d'Alex et Marcelle BOYER accompagnés de leur fils (âgé de 3 ans), de François et René-Yvon LEFEBVRE d’ARGENCÉ, fils du lieutenant-colonel Marc LEFEBVRE d’ARGENCÉ (respectivement âgés de 18 et 17 ans), de Pierre et Nickie Joëlle LACOSTE (âgés de 16 et 6 ans) et enfin de Jean-Claude et Nicole BARON (âgés de 12 et 11 ans). Les deux frères d’ARGENCÉ et Pierre LACOSTE ont fait le choix d’accompagner les Vietminhs dans l'intention de rejoindre au plus vite un groupe européen combattant les Japonais.
Les Français qui firent le choix d'accompagner les Vietminhs marchèrent pendant plusieurs jours en direction de la Chine vers le village de Tân Trào, principale base du Vietminh, ne sachant pas de quelle manière ils seraient traités.
Ils seront libérés peu après la capitulation du Japon, ayant été semble-t-il relativement bien traités, HO CHI MINH en tant que fin politique, ayant naturellement bien compris l'avantage qu'il pourrait tirer de leurs témoignages. La publication « La vérité sur le Vietnam », de La Bibliothèque Française, parue vers 1947, même s'il s'agit d'un ouvrage au ton général très partial – on notera par exemple que le présent article ne fait aucune mention de la centaine de Français n'ayant pas souhaité être « libérés » par le Vietminh – donne quelques précisions sur l'aventure de ces Français, notamment au travers de la « Lettre aux amis de Hanoï » de Maurice et Yvonne BERNARD :
Quelques Français, plus heureux que leurs compatriotes, se trouvent au Tam Dao, petite station d'altitude de la province du Thai-Nguyen, sous la garde du poste japonais. Le 16 juillet, le Vietminh attaque le poste et réussit à délivrer une vingtaine des Français qui y sont retenus prisonniers. Ces Français seront pris en charge par les Comités de la « région affranchie » et soustraits au danger japonais. Deux de ces Français libérés, Maurice et Yvonne BERNARD, dans leur « Lettre aux amis de Hanoï », ont donné de leur aventure un récit particulièrement émouvant et qui vaut que l’on s’y arrête.
« Le Vietminh ! C’est de lui que je veux vous parler, soit pour assouvir une curiosité avide comme l’était la nôtre, soit pour détruire les malentendus et les préjugés – c’est le cas du plus grand nombre. Les Vietminhs ne sont pas des pirates, ni des gens qui détestent les Français, mais seulement des hommes qui détestent le fascisme et veulent délivrer leur pays du joug japonais. C’est l’élément le plus vivant, le plus sincère d’un pays en pleine activité et en pleine vigueur.
De la charbonnière, première étape à quelques kilomètres de X..., comme on nous avait logé dans une paillote en pleine forêt, quel ne fut pas notre ahurissement d’entendre grelotter un téléphone de campagne et d'apprendre qu’on se souciait d’organiser notre voyage…
Le matin, au rassemblement, quelques chants bien scandés marquent l'appel des combattants… Équipements de fortune, disparates, sans doute, des mousquets d’allure mélodramatique, à la Valmy, voisinent avec des Sten et des Bren 43 ; beaucoup de loques et de pieds nus, mais des hommes durs, dont la résolution éclate dans le regard…
À D..., nous trouvons toujours le même enthousiasme pour la cause, les mêmes regards discrets, la sympathie franchement offerte. Nous avons su par la suite que la sollicitude des chefs s’inquiétait de savoir si la population se montrait toujours assez cordiale ; nous pouvons ici les assurer que jamais la cordialité ne s’est démentie un instant. Et toujours nous touchent les soins qu’on prend pour assurer parfaitement notre sécurité : partout des jeunes guerriers veillent, l’arme au bras, on nous cache en pleine forêt à la première alerte, on signale de très loin tout passage suspect, on nous fait souvent changer de domicile jusqu’à ce qu'enfin nous soyons parvenus au cœur de la région affranchie, où l’on veille toujours, mais où toutes les nuits sont calmes et d’où toutes les surprises sont bannies, sauf les bonnes…
Jamais je n'oublierai la soirée qui nous réunit hier soir. M. VAN, le chef qui, jusqu'ici, nous semble avoir le plus d'autorité et la plus vaste expérience, nous a dit, en des phrases simples et énergiques, les longs efforts que le Vietminh a faits en vain pour entrer en rapport avec les Français et se faire comprendre d'eux. Malheureusement, il s'adressait alors à une administration impérialiste qui ne répondait qu’en redoublant de fermeté dans les répressions policières. La masse des Français restait inavertie et les efforts d'un groupe de gens sympathisants étaient frappés d’impuissance…
Nous avons conscience de remplir une tâche urgente en demandant instamment aux Français demeurés à Hanoï ou ailleurs, dans l'Indochine non encore affranchie, de s’éveiller à ces réalités. Nous souhaitons de tout notre cœur que, à l’heure de ces derniers combats, ceux-ci ne soient pas entachés de gestes qui terniraient l'histoire des relations franco-annamites. Nous affirmons que le Vietminh tient à ce que se développent des liens amicaux, à ce que s’intensifient les échanges commerciaux, techniques, culturels avec notre pays, afin que la libération de l’Indochine soit l’aube d'une amitié nouvelle et vraiment humaine, le bien le plus précieux pour les hommes de bonne volonté de tous les pays ».
23 juillet 1945. Maurice et Yvonne BERNARD, ex-professeurs au lycée Albert Sarraut.
Selon une note du lieutenant de vaisseau FLICHY, datée du 28 juillet 1945 et adressée au colonel Joseph ROOS, chef de la Section de liaison française en Extrême-Orient (SLFEO), l'attaque du Tam Dao aurait été effectuée à l'initiative des services américains, les Vietminhs y étant a priori hostiles. Les arguments américains étaient que ce « geste spectaculaire » constituerait un crédit pour le Vietminh vis-à-vis de la future administration française. Si tel état le cas, l'objectif ne semble guère avoir été atteint.